Vive les enfants de Cayenne !

Une intro sourde, lourde, bétonnée. Lourde et sourde comme les pas des fagots tournant le dos à leur passé d’hommes libres. Dépôt pénitentiaire de Saint Martin de Ré. Ils vont s’embarquer sur La Loire ou La Martinière. Cela dépend de l’époque. Les deux bâtiments de la Société Nantaise de Navigation les transporteront dans des cages appelées bagnes. Tout un programme. Et vogue la galère. Guyane et son enfer vert, vaste comme une dizaine de départements métropolitains. Un pays où il n’y a pas d’avenir. « On est sans nom, on est plus rien » dit une autre chanson. Et celle-ci, écrite par Albert Londres en 1928, dévoile la seule perspective du criminel exilé : « On est plus qu’un bateau de chiens qu’on emmène crever vers une île ».

Espérance de vie à l’arrivée en Terre de Grande Punition : cinq ans. Deux convois par an. 1000  à 1200 victimes des tribunaux d’injustice hexagonaux. Pendant une centaine d’années environ. L’ogre bagne maintient ses effectifs à hauteur de 5000 prisonniers. Les arrivées de condamnés aux travaux forcés et à la relégation permettent donc de faire vivre la machine pénitentiaire.

La mort ou l’évasion. La Belle est une chimère. « Bien qu’il y ait quatre-vingt-quinze pour cent des évasions qui échouent, les forçats ne vivent que dans ce but » écrit Eugène Dieudonné dans la vie des forçats en 1930. C’est un espoir de survie qui colle à la peau, plus très chère, de ceux qui vont y passer. « N’allez jamais au bagne ». Ainsi se terminent les souvenirs de Clément Duval, évadé de l’enfer vert guyanais en 1901.

L’intro de Cayenne est lourde et bétonnée. Bétonnée comme ces histoire d’amour qui finissent mal. Bétonnée comme ces vies frappées par la fatalité sociale. La pitoyable fortune du fagot était tracée. Il n’y a pas que chez les calvinistes que l’homme ne choisit pas. Le jeu est perdu d’avance : « Mon destin de bagnard vint frapper à ma porte ». Les dés sont pipés.

Bétonnée encore comme les programmes actuels de construction de prison. On n’envoie plus de forçats depuis 1938. Les bagnes ont disparu. Pas le système éliminatoire et carcéral à la française. Cette « vieille barbarie » pour reprendre l’expression d’Alexandre Jacob est bien vivante. Elle dévore encore. Encore et toujours. Jean-Marc Rouillan, les frères Khider en savent quelque chose. Les prisons françaises sont pleines à craquer.

Principe de régénération. Hier comme aujourd’hui, la société industrielle, capitaliste et bourgeoise se nourrit de tout. Même des exclus qu’elle génère. Surtout des exclus que la paupérisation engendre. Sans la criminalité dont ses lois ont défini les contours, elle ne peut se maintenir. La peur produit la cohésion sociale  par la volonté de répression : préalable obligatoire à l’enfermement des classes volontairement supposées dangereuses. Et cela commence dès le plus jeune âge. Hier, le « savant » italien Lombroso déterminait des profils de criminels. Aujourd’hui encore, on  cherche jusque dans les écoles maternelles les délinquants futurs. La chanson peut démarrer.

« Jeunesse d’aujourd’hui ne faites plus les cons car pour une simpl’ conn’rie on vous fout en prison ! »

Rythme lent au début. Inexorable et délétère marche en avant vers le désespoir et la fatalité carcérale. Puis tout s’accélère comme pour répondre à la chanson éponyme de Jacques Higelin : non ! Cayenne, c’est pas fini. C’est même un avertissement. Les paroles de Cayenne sont encore d’une brûlante actualité.

Au début du XXe siècle, le sentiment d’insécurité, largement entretenu par la grande presse de la Belle Epoque, stigmatise tout un arsenal de lois répressives aboutissant à la criminalisation de la jeunesse des boulevards parisiens, mais aussi de la pauvreté sociale et du monde des marginaux. Celle de 1854 crée la peine affligeante des travaux forcés. Affligeante parce que le travail n’a jamais rendu libre le détenu. Il n’a jamais préparé à la réinsertion. Le travail tue. La loi de 1885 ouvre, elle, la chasse aux multirécidivistes de la petite et moyenne délinquance. La Guyane peut alors accueillir quelques 10000 relégués de cette date à la fermeture définitive, en 1953, des prisons coloniales. Les bataillons d’Afrique et Biribi regorgent de jeunes recrues déclassées que n’ont pas réussi à redresser les prisons d’enfants de Mettray et de Belle Ile. Le crime du pédophile Soleilland en 1907 secoue l’opinion publique. La question de la suppression de la peine de mort est repoussée à plus tard. On connaît la suite mais c’est une autre histoire.

Cayenne évoque ces gens là. Cayenne, dont l’auteur reste anonyme, a connu de nombreuses versions. Une des dernières en date provient de l’île de Beauté. Cette complainte prend dans ce cas les airs d’une dénonciation féroce et caustique d’une partie de la jeunesse dorée corse, ralliée par désœuvrement et par racisme, aux actions nationalistes des multiples canaux historique ou autres. C’est l’énergique punk-rock de Parabellum qui popularise néanmoins en 1986 un texte narrant à l’origine la triste et navrante histoire d’un honnête maquereau ayant refroidi un client violent et récalcitrant.

Géant Vert, le parolier du groupe à cette époque, a remanié un texte dont certains, sur le net, s’évertuent à attribuer la paternité à Aristide Bruant. Certes, la construction d’ensemble peut faire penser à l’auteur de Nini peau d’chien, de la Goutte d’Or ou encore de Biribi. L’évocation des lieux parisiens montrerait alors que le chansonnier des cabarets Le Chat Noir et Le Mirliton connaissait bien mal la capitale, lui qui l’a si bien chantée ! Il est plus raisonnable d’envisager un amateur taquinant la muse. Et pourquoi pas le héros  de cette geste tragique ?

Cayenne a été chantée par les transportés. Elle n’a pas eu le succès du Chant de l’Oraput mais l’historien du bagne Michel Pierre nous a dit se souvenir de l’avoir entendu de la bouche d’un des derniers survivants des camps de concentration guyanais qu’il a pu interviewer pour les besoins de ses recherches. Le 05 août 2008, sur le site web Images Plus, un dénommé Daniel Lacombe abonde dans le même sens à propos de l’évocation des chansons sur le bagne :

« Je suis un homme de la première moitié du siècle passé. (…) J’ai entendu d’anciens repris de justice dont certains avaient embarqué de l’île de Ré, pour le bagne, il y avait d’autres couplets, et le refrain légèrement différent. (…) Ce texte provient, en majeure partie, de la bouche même des gars de la zone qui, lors de la construction du boulevard périphérique (tronçon entre la Porte de la Chapelle et la Porte de Clichy) se sont retrouvés “parqués” dans des masures et baraquements près des usines Citroën à Saint-Ouen. Certains des Anciens fredonnaient ce chant, j’ai bien retenu l’air ».

L’anecdote porterait la création de la chanson après le premier conflit mondial ; l’usine Citroën ouvre officiellement ses portes  à Saint Ouen  le 25 janvier 1919. La version de Cayenne que donne Daniel Lacombe diffère de celle de Parabellum mais dans les deux cas on peut retrouver le triptyque mac – putain – miché, révélant au-delà des différences la prégnance d’une misère sociale, montrant à ses enfants le chemin de la guillotine sèche : le bagne.

Une histoire de bas fonds donc. Une histoire d’honneur qui voit son héros aller finir sa vie à Saint Jean du Maroni, lieu d’expiation où sont envoyés les « pieds-de-biche » de la relégation, ou ailleurs. L’appellation Cayenne est générique. Le mot désigne le bagne dans son ensemble alors que l’on trouve des bagnes (c’est-à-dire des camps de travail) partout en Guyane et que Cayenne n’en est pas le principal.

En criant « Les crabes à la mer », Schultz – le chanteur des Parabellum – fait allusion à la haine qu’a pu soulever, la violence des gardiens de prisons envers les transportés. Le crabe, c’est le chaouch, le garde-chiourme, l’agent de la Tentiaire. Le plus souvent un Corse ou un Breton, originaires de ces régions pauvres de la République, grandes pourvoyeuses de zélés mais aussi corrompus et alcooliques fonctionnaires.

Quatorze ans après Parabellum, la version des Amis d’ta femme remplace cette phrase par : « Une seule solution : c’est la Révolution ! ». Le groupe Nancéen a rajouté aussi un couplet (en gras ci-dessous). Dans tous les cas, Cayenne est devenu un hymne. Une ode à la gloire des victimes d’une justice forcément de classe

Cayenne

Je me souviens encore de ma première femme
Elle s’appelait Nina, une vraie putain dans l’âme!
La reine des morues de la plaine Saint-Denis,
Elle faisait le tapin près d’la rue d’Rivoli!

Mort aux vaches!
Mort aux condés!
Viv’ les enfants d’Cayenne!
A bas ceux d’la sûreté!

Ell’ aguichait l’client quand mon destin d’bagnard
Vint frapper à sa porte sous forme d’un richard…
il lui  crachat dessus, rempli de son dédain,
Lui mit la main au cul et la traita d’putain.

Mort aux vaches!
Mort aux condés!
Viv’ les enfants d’Cayenne!
A bas ceux d’la sûreté!

Moi qui était son homme et pas une peau de vache,
Moi qui dans ma jeunesse les principes d’un apache,
’sortis mon 6′35, et d’une balle en plein coeur
Je l’étendis raide mort et fus serré sur l’heure!…

Mort aux vaches!
Mort aux condés!
Viv’ les enfants d’Cayenne!
A bas ceux d’la sûreté!

Aussitôt arrêté, ‘fus mené à Cayenne.
C’est là que j’ai purgé le forfait de ma peine…
Jeunesse d’aujourd’hui, ne faites plus les cons,
Car pour une simpl’ conn’rie, on vous fout en prison

Mort aux vaches!
Mort aux condés!
Viv’ les enfants d’Cayenne!
A bas ceux d’la sûreté!

Si je viens à mourir, je veux que l’on m’enterre
Dans un tout p’tit cimetière près d’la porte Saint-Martin,
Quatr’ cent putains à poil viendrons crier très haut :
“C’est le roi des julots que l’on mène au tombeau!”

Mort aux vaches!
Mort aux condés!
Viv’ les enfants d’Cayenne!
A bas ceux d’la sûreté!

Sur ma tombe on lira cette glorieuse phrase
écrite par les “truands”  d’une très haute classe :
Honneur a la putain qui m’a donné sa main,
Si je n’étais pas mort, je te baiserais encore

Pas de grâce,
pas de pitié
pour toutes ces bandes de lâches
et ces bandes d’enculés

Mort aux vaches!
Mort aux condés!
Viv’ les enfants d’Cayenne!
A bas ceux d’la sûreté!

 

Dans Barricata n°19 | été 2009