Schultz & Loran : Portraits croisés

Loran et Schultz 2011

Retour en arrière et en avant toute ! Les vétérans de 77 ne sont pas aussi raplapla qu’on pourrait le penser ! Une rencontre s’imposait entre ces deux têtes de mules et lascars mêlés. Surtout que les deux roublards ne s’étaient pas vraiment revus depuis au moins Mathusalem, c’est-à-dire vingt ans auparavant… Il fallait que Loran déménage de sa Bretagne adoptive pour rejoindre le 93, que Schultz ne décolle pas de son comptoir préféré de Montreuil, et que l’on promette quelques litrons de houblon dans le fond d’un bistrot, pour qu’ils soient à nouveau côte à côte et forcément, reviennent sur leurs origines. Bien évidemment, les reporters amateurs punkoïdes que nous sommes, ne les avons pas laissé boire tout seuls. Mais ça c’est une autre histoire…

Les débuts

Loran : la première fois que j’ai vu Schultz, je crois que c’était dans les caves de répét au squat de Botzaris [1]. On a un truc en commun, je suis né à Selestat en Alsace. Ceci dit ce fut un hasard, ma mère était en vacances là-bas et je suis sorti plus tôt que prévu. Quand j’étais p’tit, je suivais ma mère dans ses déplacements. Je viens d’une famille de réfugiés grecs qui ont atterri à Reims et j’ai eu le choix entre la cathédrale ou le punk rock et bien, j’ai choisi le punk !

Schultz : Moi je suis né à Thionville, et je suis trois-quart alsacien et un quart allemand de Leipzig. Au fin fond de ton Alsace, à un moment, tu entends parler des Stooges, des MC5 et vers 16 ans en 77, y a des trucs qui arrivent là et qui te pètent à la gueule !

L’avant Parabellum et Bérurier Noir

S : Moi je commence à jouer de la gratte à l’âge de 9 ans, sauf que mes parents écoutent Tino Rossi. Alors je me cogne tout Tino Rossi, les Rolling Stones. Et en 77 y a les obus du punk qui commencent à tomber, les Ramones, The Clashs et là! Pour ce qui est du punk, dans le début des années 1980, j’ai remplacé Sven dans les Portes Mentaux. Ça a duré un an ou neuf mois, j’sais plus. Et quand l’autre m’a sorti « Elsa fraulein » [2], j’ai dit « écoute y a quelque chose qui va pas là » et je me suis cassé. Roland le bassiste, me dit « Écoute je te suis et Géant vert avec ». Et avec une boîte à rythme, on a commencé Parabellum.

L : Elvis qui avait posé en GI américain, meurt en 1977, coïncidence ?! A l’époque, on se faisait éclater la gueule par les rockeurs quand on avait un badge punk. OTH avait une phrase excellente pour définir le punk : « Le rock n’roll est la dernière aventure du monde civilisé ». Ils parodiaient d’ailleurs Bakounine qui disait « Une société qui bannit l’aventure, fait de sa destruction la seule aventure possible ». Le punk rock, c’est l’insoumission. Et moi en 1977, j’ai 13 ans. Fasciné par la bande à Baader, les Brigate rosse et l’assassinat d’un grand patron français, Georges Bess [3], je prends une guitare. C’était un peu ça pour nous, on prend la guitare parce qu’on ne se sentait pas capable de prendre la kalashnikov et qu’on n’en n’avait pas envie non plus… Mais la musique devient notre arme à nous. On fait pareil avec les pochoirs, parce que la rue, c’est notre maison. Maintenant, on reconnaît les punks parce qu’ils sont tous habillés pareil, alors que nous à ce moment-là notre idée c’était d’être différents. Tu pouvais aller jusqu’à mettre la robe de chambre de la grand-mère. C’était le politiquement incorrect, l’insaisissable. C’est un peu comme si on s’était situé dans la suite de la mouvance dada pour le côté intello. Il n’y avait pas non plus le côté encadrement  culturel qu’il y a aujourd’hui, ou l’idée de carrière. C’était instinctif, animal. Et comparé à aujourd’hui, même s il n’y avait ni portable, ni Internet, il y avait bien plus de concerts et de monde aux concerts. Tu jouais dans le moindre bled, les gens venaient de tous les alentours et parfois il y avait plus de monde que dans les concerts parisiens. En plus, ils se foutaient de quels groupes jouaient,  ils allaient au concert, c’est tout. Il y avait de la vie quoi. Maintenant, c’est bien plus timoré.

La première guitare

L : Moi je l’ai faite. J’étais à l’école Decroly [4].Les principes éducatifs des écoles Decroly s’organisent autour de la place donnée à chaque enfant, accepté tel qu’il est (avec son histoire, ses intérêts, ses besoins, ses plus et ses moins, ses rythmes), c’est la confiance inconditionnelle accordée à chacun, être singulier – mais aussi élément d’un groupe et futur citoyen.[/tooltip],une école pilote expérimentale et on avait un atelier musique où on devait tous fabriquer un instrument. Un peu avant 13 ans, l’âge auquel j’ai fait mon premier concert avec mon premier groupe, Cadenas Rock, un duo batterie, guitare, on a organisé un concert, et j’ai eu une semaine pour apprendre à jouer. Ça c’est typiquement punk, d’ailleurs. Ensuite, j’ai joué dans un groupe du nom des Cherokees (mais pas celui auquel on pense), puis Guernica en 1981. Là y’avait aussi une batterie, puis à partir des Bérus, je n’ai plus joué qu’avec une boîte à rythmes.

S : Pour ma part, un jour je vais chez une cousine et son mari me donne une guitare, un os, entre la guitare classique et la guitare espagnole, enfin le truc bancal. J’ai 9 ans. Mon frangin  qui en joue aussi, se rend compte que ça me plaît et m’apprend « No milk today » et « Paint in black ». Ma première guitare électrique, ce fut bien après, une Épiphone pourrie, et je l’ai toujours ! À l’époque, elle m’a coûté des semaines d’argent de poche

La montée à la capitale

L : Ce n’était pas un choix, j’ai suivi la famille, de Reims, à Épernay, Charenton et enfin Reuilly-Diderot.
S :
Moi je suis monté à Paris pour faire de la musique, parce que je bossais en intérim en Moselle et bon… Mon frangin avait une piaule à Paris et chez moi à Thionville, si tu voulais un bon batteur, ce n’était pas ça…

L : Et là, tout le monde a dit : « Y a un mec qui vient d’arriver à Paris, qui sait jouer ! » Et en quinze jours, tout le monde connaissait Schultz !

La rencontre

L : La première fois que j’ai vu Parabellum, je crois que c’était en 1984, on avait joué ensemble au squat à Chevaleret (13e). Je m’entendais super bien avec Roland et c’est pour ça qu’en 1990, à la fin des Bérus, quand il a été malade, je l’ai remplacé à la basse pendant un mois. Ils m’ont dit  : « Il nous faut un mec pas trop bon pour remplacer Roland sinon il va flipper, toi t’es l’idéal ! »

S : Je vais donner ma version, parce que c’est faux ! Roland ne pouvait pas jouer et il y avait cette tournée, et Loran est arrivé et tout allait bien !

L : En plus je n’ai eu que quinze jours pour apprendre, mais j’ai écouté les disques en cachette !

Roland n’aurait pas joué aussi la basse avec les Bérus au Zénith?

L : Oui, il a joué sur « La nuit noire » et  « Salut à toi ». À Paris à ce moment-là, on était une petite bande. Moi je faisais partie de la petite bande du Luxembourg [ 5]. Ce coin, avec le boulevard Saint-Michel, est ensuite devenue la chasse gardée de la bande à Batskin qui chopait les punks qui allaient au magasin de disque indépendant « New Rose » [6]. C’était comme ça Paris, tout le monde se connaissait. Et Schultz débarque au squat de Botzaris, la première chose qu’il demande c’est s’il y a un local de répét, et il l’installe.

La musique

L : Le concept avant, c’était on va vite parce qu’après on est mort. Sauf qu’on n’est pas mort et que vingt ans après on se retrouve. Le punk rock, c’était un prétexte. On avait envie de montrer qu’on n’était pas d’accord avec le futur qu’on nous présentait. J’ai utilisé la gratte pour exprimer mon insatisfaction par rapport à la façon dont tournait le monde. Et j’ai pris le punk comme ça, le dernier cri tribal de ce putain de système industriel qui est en train de tout détruire.

C’est un peu la même chose pour le rap…

L : Sauf que le rap s’est vendu au showbiz très vite. Même si maintenant il y a une scène de rap alternative, parce que les majors ont fermé les portes, parce que c’est casse-couilles pour elles un groupe de rap. Je me souviens en 1988, à Mix It, y a eu le « Label noir », qui a sorti une compilation avec le premier morceau de NTM, d’Assassins, etc. Dès cette première compil, les groupes ont signé sur une major. Ce qui n’a pas été le cas des groupes alternatifs punks de cette époque. Après, ça s’explique. Les groupes de rap venant des  quartiers ne voulaient plus en  chier économiquement, comme  en avaient bavé leurs parents. Nous un jour, avec tous les  p’tits punks qui zonaient au Luxembourg, on s’est rendu compte qu’on était tous issus soit d’une famille séparée, soit avec un parent mort, ou prématuré, enfin tous avec un problème dans la cellule familiale, qu’on a exorcisé avec le punk-rock.

S : Pour moi le punk c’est quand tu joues et que tu vois les gens heureux, ça c’est la première « paye ». C’est comme la bouffe, si c’est bon, c’est le délice. Après, bien sûr, faut te bagarrer avec les tourneurs et tout ça.

Musiciens ? Artistes ? Militants ?

L : Il y a une différence entre Schultz et moi. C’est un musicien, alors que moi je me sers de la guitare comme un prétexte. Schultz est capable de faire le bœuf avec un groupe de jazz, ou manouche, enfin avec n’importe quel groupe de n’importe quel style, alors que moi absolument pas. Pour moi Parabellum ou OTH, c’était des groupes qui savaient jouer, dans la tradition du punk rock, alors que souvent dans les années 1980 en France, c’était du bricolage. Dans les Bérus ce qui était intéressant, c’était l’idée, le message, l’imaginaire. Du coup, quand tous ces groupes jouaient ensemble, t’avais toutes les facettes du punk rock et c’était une alchimie assez étonnante.

S : Tu parles, il sait pas jouer ! Il a remplacé sur une tournée le bassiste des Parabellum et il l’a fait sans problème. La musique, c’est la musique. Moi la guitare, elle est dans mon cœur et dans mes mains, c’est ce que m’a dit mon frère aussi et Loran c’est une des meilleures guitares rythmiques que j’ai connue.

L’influence de l’engagement militant sur la musique : Schultz, parle nous de ton grand-père…

S : Oui, mon grand-père n’aimait pas les Croix de feu, ces saloperies de nazis et il a déserté. Les deux grands-pères étaient des communistes. Un de mes grands-pères a aussi participé aux mutineries de 1917. Il a traversé toute l’Allemagne, il s’est fait choper. Il paraît que dans les années 1940, quand un dignitaire nazi passait en Alsace, les gens ne disaient pas « Heil Hitler », mais « drei Liter », trois litres ! Ça fait partie des petits trucs comme ça… Mais je n’ai pas envie de me gausser. J’ai fait plein de choses aussi, mais ce qui est important, c’est que je sois là à cet instant avec vous. C’est ça la vie.

Et toi Loran, ton histoire a compté dans ton engagement ?

L : Oui, j’ai eu une éducation antifasciste depuis l’enfance. Du côté de mon père, il y a eu tous ces problèmes entre les Turcs et les Grecs, et je n’ai jamais vraiment pu en parler. Mon père est mort quand j’étais petit, et à partir de là, toute la famille grecque a débranché. J’étais un bâtard. Mon père était marié à une femme qui ne voulait pas d’enfants, du coup il a fait des enfants avec une autre femme, ma mère. La famille de mon père était assez orthodoxe alors tu penses. C’est pour ça que j’exècre les religions depuis tout petit et me sens plutôt proche des communautés tribales attachées à la terre. Ainsi, les libertaires m’ont plu très jeune, « Ni Dieu ni maître », ça me plaisait. Tout à l’heure on parlait de prendre les armes, et bien, plus je vieillis, moins je supporte le système dans lequel on vit et plus j’ai envie de prendre la kalashnikov, peut-être aussi parce que j’ai des enfants…

Tu es toujours impliqué dans l’égalité animale ?

L : Oui, je suis végétarien depuis 1990. J’ai été végan cinq ans, mais j’ai arrêté parce que je n’arrivais pas à m’alimenter correctement, notamment dans les concerts. En plus, je ne mange qu’après le concert, après avoir décompressé trois ou quatre heures, quand il ne reste plus rien ! Et je me réveille toujours après le petit-déj !

34 ans après… Loran, une vie sur la route

L : Avec les Ramoneurs, on fait une centaine de concerts par an, avec l’Orang Outan [7].Autre groupe / projet actuel de Loran. Schultz, quant à lui, joue aussi régulièrement dans un trio rock’n’blues’n’roll, La Clinik du Docteur Schultz, qui joue souvent dans des petits bars de Montreuil, en soutien aux prisonnier-es d’Action directe.[/tooltip] un peu aussi et j’ai toujours eu d’autres projets. En fait, je ne travaille pas parce que je ne veux pas, mais parce que je n’ai pas le temps ! Alors du coup, c’est un peu la galère au niveau thunes, mais c’est une bonne expérience pour les gamins. Quand tu as sept gamins, et les cousins en plus, comment leur expliquer à Noël qu’il n’y a pas grand-chose ? Du coup, je les ai emmenés dans le Sahara chez des Berbères et là, mes gamins ont vu qu’il n’y avait rien, et on s’est quand même éclatés ensemble. Ils ont compris. De toute façon, je suis pour la décroissance.

De la musique et de l’amour : Parabellum, une histoire plus durable qu’un couple ?

S : Ah si tu savais ! On s’aime bordel ! C’est du cœur et de la tripe.

L : Pour moi un groupe, c’est une relation amoureuse, très intime entre des gens. Par exemple, je ne peux pas répéter avec des gens que je ne connais pas, il faut que quelque chose se passe entre nous.

L’esprit du punk hier et aujourd’hui

L : Dans les années 1980, il y avait une grande solidarité entre les gens et les groupes aussi. Il n’y avait pas ce phénomène qui est apparu dans les années 1990, c’est-à-dire un groupe qui fait un carton et 50 000 qui les copient. Là, l’idée, c’était de faire quelque chose d’original, même au niveau artistique. On préférait bosser à l’usine que d’être intermittent. Tout était fait avec cœur, on jouait si on en avait envie, sinon, non. Aujourd’hui, je pense que l’esprit de la tribu a changé.

S :
Non je ne pense pas, l’esprit n’a pas changé, c’est la formulation de la tribu qui a changé.

Épilogue

Si nous avions bu de l’eau, on aurait pu rester des heures dans le p’tit bar de Montreuil à converser, surtout que certains ne s’étaient pas vus depuis longtemps ! Schultz fut le premier à partir, alors que Loran et vos reporters anarcho-éthyliques continuaient à détruire et construire, certains désespérés à l’idée de retranscrire cette conversation passionnée. En espérant qu’ils y sont arrivés…

Gé & E – Photos Gé


[1] Fin 1970-début 1980, le quartier des hauts de Belleville (XIXe) et Ménilmontant (XXe) sont un haut-lieu des squats autonomes parisiens (qui ont aussi vu la naissance d’Action directe par exemple.)>

[2] Morceau du groupe sorti par la Fnac en plein boum alterno, qui fera des Portes Mentaux l’incarnation du proverbe « le ridicule ne tue pas », en tous cas pas encore…

[3] Georges Bess, grand patron de Renault, exécuté par un commando d’Action directe. Peu après cette action, un ouvrier de Peugeot a été renvoyé de l’entreprise de Sochaux pour avoir dit sur son lieu de travail que si cela arrivait à son patron, il ne le pleurerait pas.
[4] Les principes éducatifs des écoles Decroly s’organisent autour de la place donnée à chaque enfant, accepté tel qu’il est (avec son histoire, ses intérêts, ses besoins, ses plus et ses moins, ses rythmes), c’est la confiance inconditionnelle accordée à chacun, être singulier – mais aussi élément d’un groupe et futur citoyen.

>[5] Ce coin, avec le boulevard Saint-Michel, est ensuite devenue la chasse gardée de la bande à Batskin qui chopait les punks qui allaient au magasin de disque indépendant « New Rose ».

[6] Alias les skins des Halles, mêlant un peu de tout au niveau personnel, mais se retrouvant tous entre provo et bastons.

[7] Autre groupe / projet actuel de Loran. Schultz, quant à lui, joue aussi régulièrement dans un trio rock’n’blues’n’roll, La Clinik du Docteur Schultz, qui joue souvent dans des petits bars de Montreuil, en soutien aux prisonnier-es d’Action directe.