Raconter l’histoire, même en dessins, de Margaret Sanger est un exercice à risques. Une controverse en soi. Margaret Sanger était contre l’avortement, elle donna une conférence à l’invitation des femmes du Klu Klux Klan et fut accusée de racisme, de sympathie nazie, d’eugénisme, de collaboration avec la bourgeoisie…
Evidemment, cela suffit largement, en 2017, à condamner la fondatrice du planning familial et à allumer dans une hâte vengeresse le bûcher qui réduirait en cendres son combat. Bien sûr, la longue et dure lutte de Margaret Sanger pour les femmes ne peut se réduire à ces accusations. Mais à une époque ou la pensée rapide l’emporte sur la réflexion — dû aux obligations que se donnent les femmes et les hommes envers les réseaux sociaux —, il est intéressant de voir comment un dessinateur de comics, ici l’Américain Peter Bagge, se démène dans cette tâche biographique. Comment l’expression graphique peut-elle rendre la nuance et la distance nécessaire à ce genre d’exercice. Souvent simplificatrice dans sa forme, la bande dessinée n’est pas forcément le média le plus adapté. Risque de caricature, risque hagiographique, la manœuvre est ardue, mais l’auteur s’en sort avec les honneurs.
L’œuvre de Bagge, populaire et narratrice de son temps, est fort instructive sur l’Amérique contemporaine
Comics de répétition
Peter Bagge, donc, 60 ans presque, ancien responsable éditorial de Weirdo, le journal de Crumb Robert, n’a rien à prouver en matière dessinée. Connu en France pour sa série comique Les Bradley, et son reportage gonzo, Tous des idiots sauf moi, Bagge est un activiste du comics indépendant américain. Son trait, caricatural et humoristique n’est pas aussi apprécié outre-Atlantique que l’art de la sainte trilogie indé américaine Burns-Clowes-Ware, trop gai sans doute. Pourtant l’œuvre de Bagge, plus populaire et narratrice de son temps, est fort instructive sur l’Amérique contemporaine. Avec Femme rebelle, il explore l’activisme féministe du début du vingtième siècle, une époque remuante en matière de lutte pour les droits des femmes.
11 enfants, 18 grossesses
Il était une fois, Margaret Sanger, née en 1870 de père et de mère pauvres, aimants et progressistes, qui eurent beaucoup d’enfants, 11 exactement, pour 18 grossesses. L’histoire familiale de Margaret est sans doute le véritable point de départ de sa réflexion sur la liberté des femmes à disposer de leur corps. Bagge pose le contexte en trois scènes. D’abord, à travers une discussion entre son père et deux hommes, ou celui-ci leur lance : « Toutes les terres devraient être collectivisées » et « La propriété privée est une forme de vol ». Puis, il dessine Margaret accompagnant son père la nuit dans un cimetière pour déterrer son petit frère mort afin de réaliser un moulage de son visage pour l’offrir à sa mère. Ensuite, la mère de Margaret sur son lit de mort, où elle avoue que son état s’est détérioré après sa dernière fausse couche.
La politique et les idées socialistes, la tristesse infinie suite à la mort d’un enfant, et les conséquences dramatiques sur la santé liées aux fausses couches, à une époque où les antibiotiques n’existaient pas encore. A ces trois séquences, qui posent le contexte politique et social mais aussi un rythme fractionné, vient s’ajouter une anecdote sur le caractère de Margaret. Le recteur de l’université la convoque suite à une escapade nocturne et lui dit : « Ayez seulement conscience de l’influence que vous avez sur les autres. » Une leader est née.
Les faits, rien que les faits
Bagge a pris le parti, tout au long du récit, de faire se succéder des scènes de la vie de Sanger sur plusieurs planches, par séquences, indiquant en haut à gauche de chacune d’elles, le lieu et la date. La narration est ainsi factuelle et descriptive, complètement dédramatisé par son trait comique, ultra expressif. On comprend vite l’intention de l’auteur de garder ses distances avec son sujet, de ne pas verser dans l’empathie et d’éviter soigneusement le pathos. Il ne s’approprie pas son personnage, n’interprète que très peu et ne justifie rien. Sur les positions anti-avortement de Margaret Sanger, il n’épilogue pas ; à plusieurs reprises, par une phrase lapidaire, il fait dire à Margaret que l’avortement n’est pas « une solution acceptable », ou qu’elle est contre cette pratique. Pourquoi ? Comme il l’explique dans l’indispensable cahier de notes en fin de livre, il ne considère pas la position de Sanger comme très originale à l’époque, et ne place pas le droit à l’avortement comme élément principal du combat féministe du début du vingtième siècle. La médecine ne proposait pas alors suffisamment de solutions pour que les opérations et leurs suites se déroulent sans dangers.
Peter Bagge ne s’approprie pas son personnage, n’interprète que très peu et ne justifie rien.
Ainsi, Margaret insiste sur la prévention et l’importance de la contraception, sujet complètement interdit à l’époque, passible de prison. Encouragée par Emma Goldman, elle propose des cours d’éducation sexuel au Centre Ferrer et commence sa propagande écrite dans le New-York Call, principal journal socialiste de l’époque. Elle se heurte à la censure mais utilise la réaction de son adversaire pour médiatiser son combat.
Seule contre tous
Margaret Sanger est une militante pragmatique et opportuniste. Ainsi, elle utilise son passage en prison suite à son soutien à une grève des IWW, comme marqueur de sa légende. Si son activisme auprès des classes populaires fut bien réel et déterminant dans sa popularité, Bagge montre qu’elle n’a cessé de courir les salons pour convaincre les riches progressistes de rallier sa cause et de la financer. Ainsi, il met en scène, a plusieurs reprises, des discussions avec des écrivains, médecins et hommes d’affaires dans les cercles feutrés de la grande bourgeoisie. Si le journal créer par Margaret The Woman Rebel avait pour punchline « Ni dieux ni maîtres », son engagement politique socialiste, passe assez rapidement au second plan. On ne sait pas si elle fit véritablement le choix de s’éloigner des militants socialistes et anarchistes pour se consacrer uniquement au contrôle des naissances. Par contre, Bagge, montre explicitement qu’elle ne cohabitait pas facilement avec les autres militantes. Ainsi, il dessine son exclusion du Parti socialiste américain lors d’une réunion en présence d’Emma Goldman, à qui il fait dire à Margaret : « Vous avez préféré vous laissez distraire par votre cheval de bataille. » Lui rappelant sur un ton de reproche qu’elle s’est attiré le soutien de nombreux riches. Les autres membres du bureau politique lui reprochent également l’absence d’idées socialistes dans sa nouvelle publication, La Revue du contrôle des naissance. Margaret avoue plus tard pudiquement ne pas avoir l’esprit d’équipe.
Selon Margaret, la maîtrise de la natalité se conçoit au delà de la chambre conjugale.
Le militantisme forcené de Sanger pour le contrôle des naissances l’a poussée a explorer des idéologies qui en 2017 paraissent pour le moins rétrogrades. Peter Bagge traite peu des réflexions sur l’eugénisme de Margaret Sanger : il met en scène une interview avec une journaliste qui l’interroge sur le contrôle des naissances comme élément essentiel du mouvement eugéniste. Puis sur la stérilisation forcée, prônée par certains. Margaret lui oppose la stérilisation volontaire et souligne le cadre restrictif de l’analyse eugéniste sur le contrôle des naissances : le couple marié. Margaret Sanger a été mariée deux fois, mais elle a toujours pratiqué l’amour libre sans jamais le cacher à son mari et, selon elle, la maîtrise de la natalité se conçoit au delà de la chambre conjugale.
Quand les anecdotes perdent l’histoire
De même, Bagge passe assez rapidement sur les rapports de Margaret Sanger et du planning familial avec la population noire. Sur une seule page, il évoque l’expérience de la première clinique de Harlem, en 1939, et les difficultés rencontrées par son équipe. Ici, on remarque les limites de la méthode de Bagge : vouloir abordé le maximum d’événements de la vie de Sanger en se faisant succéder les anecdotes. On passe ainsi d’une scène entre Margaret et une infirmière blanche qui a qualifié les patients de « fainéants », à une réflexion sur Marcus Garvey qui accuse le planning familial de génocide et, dans la page suivante, Sanger est mise en scène avec sa servante noire, Daisy.
Peter Bagge, s’il n’a pas voulu éluder les controverses, n’a pas pour autant fait le choix de les développer, il laisse alors une impression d’inachevé, du moins jusqu’au cahier de notes, à la fin du livre.
Face à l’infirmière, la réaction de Margaret est sans équivoque, elle la remet à sa place et Bagge explique dans les notes que celle-ci s’est fait licencier. Les accusations du leader noir envers le planning familial font l’objet d’un seul dialogue sans plus d’explications. Et l’arrivée dans l’histoire de la domestique Daisy à la suite de la séquence de Harlem laisse perplexe. Que veut faire comprendre l’auteur ? Que Sanger avait une domestique noire qui l’adorait, donc qu’elle n’était pas raciste ? De plus, la caricature de Daisy, qui appelle Sanger « M’dame », renvoie le lecteur à une représentation raciste des noirs américains.
Comme sur le sujet de l’eugénisme, on comprend que Peter Bagge, s’il n’a pas voulu éluder les controverses, n’a pas pour autant fait le choix de les développer, il laisse alors une impression d’inachevé, du moins jusqu’au cahier de notes, à la fin du livre.
Et à la fin tout s’éclaire
Peter Bagge a-t-il conscience des limites de son interprétation de la vie de Margaret Sanger ou devance-t-il simplement la polémique que pourrait inspiré son sujet ? Toujours est-il qu’il a eu l’excellente idée d’ajouter 29 pages de notes à son comics. Dans un premier texte de trois pages, il revient sur les accusations dont fait l’objet Sanger. Le vocabulaire utilisé dans ses livres, sa visite aux femmes du KKK, ses idées eugénistes… Bagge démonte les accusations des détracteurs de son héroïne et du planning familial, à la première personne en assumant totalement son choix. Puis, il commente dans une deuxième partie certaines scènes de al BD, rappelant le contexte, ajoutant des anecdotes et des notes biographiques sur les personnages secondaires. Ce cahier de note transforme son livre en un récit en deux temps, car il est évident qu’on ne peut faire l’économie de la lecture de ses explications. Et qu’une fois lues, on ne peut que revenir sur l’histoire dessinée, avec un tout autre œil et une toute autre curiosité, non seulement envers Margaret Sanger mais aussi envers le travail de Peter Bagge.
Mateo B.