Zuloak en Argentine
À 49 ans, la référence militante et musicale de la culture basque (Kortatu, Negu Gorriak…) est toujours à 100 à l’heure, cinéma, punk et politique toujours au cœur de ses préoccupations… Une rencontre intense !
Mar del Plata, ville balnéaire géante au sud de Buenos Aires. En cette fin du mois de novembre 2012, la crème du cinéma s’y retrouve pour un festival international. Sud-Américains, mais aussi Français, Allemands, Coréens sont de la partie. Fermin est invité pour présenter son dernier documentaire fiction : Zuloak (ce qui veut dire trou ou planque). Il arrive mardi soir après vingt-quatre heures de voyage depuis Mexico. Dans le hall de l’hôtel, le fameux Basque a des cernes, mais, pour quelqu’un qui ne le connaît pas, il a l’air en forme. En réalité, le lendemain matin, je découvre le véritable Fermin : 100 à l’heure, tout le temps, attentif, humble et rigolard.
Son film Zuloak a déjà été présenté à San Sebastian, Berlin, Mexico, Barcelone, il le sera également dans les mois qui viennent au Chili, en Colombie et au Venezuela. Ici, au cinéma l’Ambassador, la salle est comble. Fermin a mis sa veste type Clash pour l’occasion : « C’est un film réalisé collectivement… J’espère que ça vous plaira. » Dès le générique, le rythme est donné : défilement accéléré d’images provocatrices, dénonciatrices et punk. Foisonnant, truculent, Zuloak contraste avec les autres films présentés dans ce festival. Le cinéma latino-américain a une tendance contemplative, et est souvent lent et introspectif. Le film de Fermin est à l’opposé : tourné vers les autres puisque féministe militant, percutant et sans aucune complaisance. La formation d’un groupe de punkettes qui chante en basque constitue la trame principale mais des digressions sont autorisées. Depuis les témoignages d’acteurs de la scène rock en passant par les réflexions d’une contorsionniste jusqu’à l’expulsion d’un squat, Zuloak nous livre une sorte d’instantané musical et protestataire du Pays basque. Voilà pour le fond ! Pour la forme, Fermin et sa bande veulent créer la polémique ou simplement faire réfléchir : flirtant parfois avec le reality show, surfant sur le concept des Sex Pistols « inventés » par McLaren et critiquant le mode de vie « prétendument progressiste au Pays basque », ce film ne peut que déranger et c’est sans doute là aussi sa richesse.
Dans la salle obscure de Mar del Plata, Zuloak est très bien reçu par le public argentin, et les applaudissements résonnent au retour de la lumière.
Plus tard, ce soir-là, nous sommes quelques-uns autour d’une pizza et de… plusieurs bières… Flavio, des Fabulosos Cadillacs, se souvient d’une tournée avec Fermin au Mexique, en 92. Il est juré du festival et doit partir pour une autre projection. La discussion passe de Jim Jarmusch à son film Mistery Train et on en vient rapidement à parler de Joe Strummer et des Clash. Et là, Fermin s’enthousiasme, on ne l’arrête plus. Dire qu’il est fan serait un euphémisme. Il a rencontré Joe, un jour, en 99, à Barcelone… À la question : « Que s’est-il passé quand vous vous êtes vus ? » Il répond avec discrétion : « Rien, il savait qu’on avait repris des morceaux des Clash, je lui ai filé des disques, on a bu une bière… »
Et puis, il nous parle du documentaire The Future is Unwritten, qu’il a l’air de bien connaître : « Le film de Julien Temple a un défaut. On sent qu’il a voulu plaire aux Américains. Et il n’a pas interviewé des gens dont il aurait été intéressant d’avoir les témoignages, comme certains militants de l’Anti-Nazi League. »
La bière aidant, la conversation passe du coq à l’âne… Mais le thème reste la musique… Certains autour de la table critiquent les chansons d’amour, et l’improbable avocat des mélopées romantiques est l’ancien chanteur de Kortatu : « Les chansons d’amour sont nécessaires. Nous nous identifions aux paroles et cela nous aide à nous soigner de nos peines de cœur. » Le chant, la mélodie de la voix, pour Fermin, est un élément primordial dans la musique: « C’est l’âme de nos morceaux préférés et c’est très difficile de s’en détacher. Les premiers disques que j’ai écoutés quand j’étais môme, c’était ces deux disques des Beatles, l’un rouge, l’autre bleu, et aussi Elvis, qu’un oncle branché m’avait offert. Même si je sais, aujourd’hui, qu’Elvis était un personnage néfaste, quand j’entends Love me Tender, ça me rappelle forcément mon enfance et un grand nombre de bons souvenirs. »
Le lendemain, alors qu’il est très sollicité, j’arrive à le coincer pendant une petite heure pour une interview en bonne et due forme. Il parle très vite, je prends difficilement des notes.
D’où vient l’idée du film Zuloak ?
Depuis toujours, l’idée cinématographique a été présente dans ce que je faisais. Même au tout début, dans Kortatu, la chanson El Estado de las Cosas est inspirée d’un film de Wim Wenders. Et puis, il y a eu sur notre dernier disque, Azken Guda Dantza, le morceau El Ultimo Ska, qui était une référence au film de Scorsese, The Last Waltz. Ensuite avec Negu Gorriak, on a tourné un clip en s’inspirant de Do the Right Thing, de Spike Lee. Et depuis six ans, je tourne des documentaires. Tout a commencé avec Euskal Herria Jamaika Clash, en 2006. (Fermin enregistre cette année-là en Jamaïque avec Toots, U-Roy et d’autres… Après une tournée mondiale, il sort un DVD, Afro-Basque Fire Brigade, comprenant un documentaire, un livre de photos et des lives.) Ensuite, j’ai travaillé pour la télévision basque. Et puis, j’avais toujours voulu faire quelque chose en Palestine. En 2009, on réalise Checkpoint Rock, des chansons depuis la Palestine. On filme des rappeurs, des groupes de rock, et aussi des musiciens plus traditionnels, on parle de la problématique palestinienne à travers la musique. La chaîne Al Jazeera voit notre travail et commande une série de onze documentaires sur la musique dans les pays arabes. C’est là que je découvre vraiment deux références de la chanson arabe, deux femmes qui vont me fasciner : Fairuz, d’origine libanaise, et l’Égyptienne Oum Kalthoum. À cette époque, nous sommes basés à Beyrouth, une ville que j’aime beaucoup. C’est là que j’ai le déclic : je veux faire un travail sur la musique et le Pays basque. Mais je veux aussi inventer, suivre les pas de la création artistique et revendiquer en parlant des femmes et de la langue basque. Avec Eider et Arrate Rodriguez, nous cuisinons le film et c’est un plat succulent ! (Rires.) Eider écrit le scénario, Arrate trouve les filles… C’est un travail d’équipe !
Y a-t-il des films qui vous ont inspiré pour réaliser Zuloak ?
Bien sûr ! Il y a F for Fake, d’Orson Welles, en premier lieu, mais aussi Exit Through the Gift Shop, de Banksy. Et plus proche : Casas Viejas : el Grito del Sur, de Basilio Martin Patino, réalisé en 1992. Il s’agit d’un docu-fiction sur le soulèvement des paysans du village de Casas Viejas, en Andalousie, en 1931.
De fait, il n’y avait aucun document qui montrait cette révolte et Basilio propose une histoire où des boîtes de pellicules sont retrouvées en Russie dans un immeuble en ruine. Au début de Zuloak, il y a l’idée que les rushes m’ont été donnés pour réaliser le film. C’est un jeu avec le spectateur où celui-ci est actif, il doit rester attentif. Le documentaire, pour moi, ne peut pas être objectif. Quand on coupe, quand on choisit un plan, c’est forcément subjectif. L’idée aujourd’hui, c’est de transgresser, de provoquer… En d’autres termes, l’imagination au pouvoir !
Il y a aussi le film de Jesus Garay : Mirando al Cielo, réalisé en 2008, où il mélange réalité et fiction pour raconter les bombardements italiens sur Barcelone pendant la guerre civile. C’est une sorte de « méta-cinéma », où il y a des témoignages de survivants et, en même temps, toute une réflexion sur l’Enfer de Dante. Il y a également les films de Michael Winterbottom, 24 Hour Party People (2002) et 9 Songs (2004) où ça parle de musique, où des groupes comme les Buzzcocks apparaissent et où l’humour est très présent. On s’est inspiré de ce genre de jeu… Mais en plus, le groupe continue à exister aujourd’hui… Zuloak est en tournée en ce moment même !
Comment avez-vous financé ce film ?
On a utilisé le fameux concept de crowdfunding. Mais en réalité, c’est quelque chose qui existe depuis longtemps. Pour sortir des disques, on a toujours proposé des préventes. Ici, on a eu un véritable « budget de guérilla »… Il y a environ 500 personnes qui ont participé au tournage. Déjà, 200 figurants pour les concerts, et puis tous les intervenants : tourneurs, journalistes, musiciens… Tous étaient bénévoles. Pour le financement, on a obtenu la diffusion du film sur une chaîne de télé basque. Et, en ce moment, le film est disponible sur le Web en streaming pour 2 euros. Je trouve que c’est une bonne manière de diffuser : tout le monde peut le voir pour presque rien. Et puis le DVD sortira au printemps. Plus tard, le film sera gratuit, bien sûr.
Au début du film, un personnage apparaît, critiquant le mode de vie prétendument progressiste au Pays basque. Ça peut paraître paradoxal, venant d’un promoteur de cette culture, non ?
On voulait secouer les gens. L’opinion politique générale en ce moment au Pays basque est très médiocre. Et puis on voulait éviter la complaisance. Le fait d’être basque ne nous donne pas, par essence, le label révolutionnaire. On voulait aborder des thèmes sociaux et aussi parler des femmes… Et frapper un grand coup parce qu’il y a un mensonge latent au Pays basque sur le fait d’être progressiste. Et puis, tout ça est dit, dans le film, depuis San Franscico, c’est de l’autodérision. On essaye aussi d’aborder le débat sur l’identité et la langue. On est très indépendantistes, mais on regarde tout le temps vers l’Espagne. En 2012, il est temps de se poser des questions à ce sujet et d’avoir du sens critique.
Je crois que tu es touché d’assez près par la mort de Juan Pablo, décédé en juillet 2012 dernier après avoir été détenu dans un commissariat de Girona, en Catalogne. Est-ce que tu veux dire quelque chose là-dessus ?
Il y a eu plusieurs morts cette année… À Bilbao, aussi, en avril dernier, la police a tué d’une balle en caoutchouc un jeune qui célébrait la victoire de l’Athletic Bilbao. Et peu de temps après, c’est le tour de Juan Pablo. C’était le frère d’Ana Sol, une amie argentine et musicienne que j’ai connue en 1992 quand je suis venu jouer ici avec Todos Tus Muertos. On sait qu’ils l’ont tué, mais on ne sait pas pourquoi ils l’ont arrêté. En Catalogne, c’est très difficile de savoir ce genre de choses… Concrètement, on a fait un concert à Barcelone pour exiger que justice soit faite. Et ici, en Argentine, je vais chanter avec Ana Sol à Buenos Aires et on va parler de son frère sur scène.
C’est dans le cadre d’un festival pour la Palestine, je crois…
Oui, ce concert était prévu avant l’attaque sur Gaza. Je crois qu’aujourd’hui la Palestine devrait figurer à l’ordre du jour de tous les groupes !
Des projets ?
L’année prochaine, pour mes 50 ans, je vais faire une tournée mondiale. Et je voudrais la commencer en Palestine, en mars, à Ramallah ! Ana Sol est revenue à Buenos Aires quelques jours avant le concert. Elle venait de passer deux mois en Catalogne pour récupérer le corps de son frère et essayer de faire rouvrir l’enquête sur sa mort, qui avait été rapidement mise aux oubliettes. Alors qu’elle n’y croyait plus, en arrivant à l’aéroport argentin, elle apprend par les avocats restés en Espagne que l’enquête a finalement été rouverte. Le 29 novembre, en plein centre de Buenos Aires, a lieu le festival pour la Palestine. Fermin est enthousiasmé. Sur scène, il saute partout et la scène est envahie quand il reprend la Linea del Frente en dub. Les jeunes l’entourent, l’embrassent mais tout est très bon enfant. « La seule crainte dans ces cas-là, c’est que la scène ne tienne pas le coup », nous confie, plus tard, le chanteur. Et tout en riant : « J’ai quelques bleus, mais c’était très chaleureux ! Après un concert comme celui-là, il faut toujours boire quelques bières pour faire descendre l’adrénaline ! »
Fermin s’éloigne finalement, il va dormir à l’hôtel Bauen une entreprise sans patron récupérée par ses travailleurs.