INT : Dominique Manotti

Dominique Manotti

Dominique Manotti, romancière et insoumise

Les romans de Dominique Manotti au style si incisif, sont noirs comme les magouilles politiques, les histoires de fric, de flics véreux, ou les paysages urbains qui peuplent ses ouvrages. Mais dans toute cette obscurité, on trouve toujours une trace de lutte et d’humanisme. Voilà ce qui nous a donné envie de rencontrer cette auteure parisienne autrefois historienne et militante syndicale.

On se rencontre dans le XIXe arrondissement, cela a toujours été votre quartier et influence-t-il vos livres ?

Je ne suis pas née là, mais ça fait 45 ans que j’y habite. On trouve beaucoup de traces du XIXe dans mes livres, mais fondamentalement, ce qui influence mes livres, c’est ma ville, Paris. On la trouve dans tous mes livres.

Vos romans ne se passent donc que dans des espaces urbains ?

Pratiquement oui. Il y a eu une exception, c’est Lorraine connection qui se passe dans la vallée de la Chière, endroit très urbains et industriel, puis qui est devenu vert. La trame du roman, c’est justement la mort de l’industrie et le passage à un paysage vert extrêmement angoissant.

Et comment est né ce roman ?

C’est un long mûrissement, comme la plupart des mes romans. J’avais suivi l’histoire du rachat de Thompson Multimédia en 1996 et tout le scandale autour. J’avais fait un dossier là-dessus mais je n’avais pas envie de reprendre un scandale économique de plus car je l’avais déjà fait. Puis il y a eu la faillite de Daewoo en 1999 qui j’ai suivi aussi, jusqu’à l’incendie de la dernière usine Daewoo en 2003. 4 jours après l’incendie, la police de Longwy avait dit avoir trouvé l’incendiaire en la personne de l’ouvrier marocain (dont la femme était voilée) qui avait animé l’occupation de l’usine jusqu’à l’incendie. Le coupable idéal pour qu’il n’y ait pas de solidarité. Je n’y ai pas cru un instant, alors j’ai pris ma voiture et je suis allée voir. Je suis arrivée à Longwy par le plateau que je connaissais très bien dans les années 70 et j’ai eu une vision terrible. Dans cette vallée que j’vais connue hyper active, que l’on appelait la rue d’usine, il n’y avait plus une trace d’industries, mais de la verdure, des arbres, l’horreur. Pour moi c’était une tragédie. C’est là que je me suis dis qu’il fallait écrire un roman.

Et combien cela vous prend-il pour écrire un roman  et qu’est ce qui vous inspire ?

Il me faut au moins 2 ans. Ce qui m’inspire est très variable. Bien-sûr l’actualité, la lecture des journaux. En gros j’écris des journaux pour essayer de comprendre. Par exemple je me suis aperçue un jour que dans ma famille où on parlait très librement de tout, des actualités, de la politique, il y avait un moment dont on ne parlait jamais c’était l’occupation. Alors j’ai eu envie de comprendre ce qu’il y avait de si lourd dans ce silence. Et c’est comme cela que j’ai écrit Le corps noir.

Vous étiez professeur d’histoire à l’université, pourquoi ne pas avoir plutôt des livres d’Histoire ?

Et bien, la recherche historique m’a passionnée tant que j’ai été très active sur le plan militant, car elle me donnait du recul et des arguments, une matière à réfléchir. D’autant plus que ma spécialité était le XIXe siècle et dans tous les moments où j’ai dû en tant que syndicaliste, discuter avec des patrons, cela m’a donné beaucoup d’arrière fond. J’ai arrêté de militer peu e temps après l’arrivée de Mitterrand au pouvoir. J’ai considéré que c’était la fin de la gauche en France pour longtemps. A ce moment je me suis dit que j’avais passé 20 ans de ma vie à me battre pour un changement de société que je ne verrais pas. Alors j’ai arrêté le syndicalisme et je me suis aperçue en même temps que je ne m’intéressais plus à l’Histoire. Je travaillais alors sur le patronat français au XIXe siècle à partir d’une très belle source (une enquête du Conseil municipal de Paris en 1884 sur la vision de la crise par 650 patrons). Je négociais aussi en même temps une convention collective dans la confection parisienne et le rapprochent entre les deux était passionnant. Mais arrêtant le syndicalisme, mes recherches me sont devenues égales. Car ce qui m’intéressait dans la recherche historique scientifique, c’est l’éclairage qu’elle pouvait donner sur le monde contemporain. J’ai continué à enseigner te faire un peu de recherche, mais sans passion. Et là je me suis replongée dans la littérature, surtout le roman noir.

Vous dites avoir arrêté le militantisme, mais l’écriture que vous avez choisie, n’est-elle pas une forme de militantisme ?

Je respecte trop le militantisme pour dire que l’écriture peut en être une forme. La politique est faite par les militants, pas par les écrivains. Par contre ce qui est sûr, c’est que mon point de vue n’a pas changé. Certes, la lecture peut avoir une action par ricochet sur l’éveil des idées, mais la politique passe par l’engagement militant. J’ai été secrétaire de l’UD-CFDT Paris (Union Départementale de la Confédération Française Démocratique du Travail) dans les années 1970 et à ce moment-là, comme je continuais à enseigner, je devais avoir des semaines de 80 heures. Je ne faisais pas du syndicalisme enseignant, mais interprofessionnel, et j’ai participé à beaucoup d’actions dans différents secteurs.

Comment était la CFDT à l’époque ?

Totalement différente d’aujourd’hui. Les choses ont changé avec l’arrivée de Mitterrand au pouvoir.

Y a-t-il une grève qui vous a plus marquée que d’autres ?

Oui, celle des travailleurs clandestins de la confection à Paris, que j’ai mise en scène dans mon premier roman. C’était en 1980. Un jour on voit arriver un Turc qui nous dit : « Demain à la télévision, il va y avoir un documentaire, French Confection, sur la confection dans le quartier du Sentier. On va profiter des remous qu’il va provoquer pour commencer une grève de la faim dès le lendemain [elle durera 22 jours]. Est-ce que vous nous soutenez ? » Direct, on a dit : « On y va ! ». Il a eu une chance incroyable de tomber sur nous (et nous aussi !), car je ne connais pas beaucoup de personnes à la CFDT qui auraient accepté ! D’ailleurs, on nous regardait comme des sauvages dans l’organisation ! Et ça a été six mois incroyables ! On a vu les premières manifestations publiques de travailleurs clandestins. On a découvert qu’il y avait 10 à 15 000 travailleurs clandestins dans la confection à Paris et pleins d’ateliers. On a syndiqué 11 000 personnes et presque autant ont été régularisées. Ça a été une bagarre extraordinaire contre le pouvoir représenté par Raymond Barre, Bonnet et Stoléru [1] ! Après cela on s’est engagé dans les conventions collectives de la confection. Mais l’arrivée de Mitterrand a tout cassé car les partis politiques gèrent tout d’en haut. Ils ont décidé la régularisation généralisée, mais ça n’avait rien à voir avec notre lutte. Pour nous, la question des clandestins n’était pas que celle de la présence sur le sol ou non, mais surtout la question du travail. Le travail clandestin, c’est juste une délocalisation de l’emploi sur place. On trouve les clandestins dans des branches qui ne peuvent pas partir à l’étranger : confection, bâtiment, restauration, personnel de maison, forestage (surtout des Turcs à l’époque). Ce qui attire les travailleurs clandestins, c’est l’offre de travail au noir.

Notre démarche était donc celle-ci : on régularise le gars qui a une promesse d’embauche et qui aura un contrat de travail et on négocie une convention collective qui tienne compte des impératifs de la branche. Dans la confection en général et dans les ateliers parisiens en particulier, on ne peut pas fonctionner comme dans les usines. Il faut l’admettre si on veut lutter contre le travail clandestin. La régularisation de masse de 1982 n’a pas été faite en prenant en compte ces éléments. Les socialistes ne savaient pas ce qu’était le travail clandestin.Dès le lendemain, ceux qui avaient été régularisés ont perdu leur travail, et de nouveaux clandestins sont venus les remplacer. Une régularisation qui ne prend pas en compte le facteur travail ne sert à rien. Pour finir, les années 1970 ont été extraordinaires du point de vue des grèves ouvrières. Mais au final, cela n’a rien donné. Mon projet de romancière est de rendre compte de cet échec, de l’échec de ma génération, celle de la guerre d’Algérie, celle qui a plus ou moins préparé mai 68.

Vous avez participé à l’expérience du Centre universitaire expérimental de Vincennes.Pouvez-vous nous en dire plus ?

Il y avait plusieurs raisons de créer Vincennes quand elle fut mise en place par Edgard Faure, alors ministre de l’Éducation nationale. En gros, l’université française était incroyablement archaïque et il y avait des gens qui sentaient qu’il fallait faire bouger les choses. Quand vous avez deux ou trois générations superposées qui ont du pouvoir et des postes, il n’y a aucune raison que ça bouge. 68 a fait craquer l’université. Là dessus, il y a des gens comme Edgard Faure (1908-1988) qui ont voulu profiter de la brèche ouverte par 68 pour installer une université plus moderne. Alors ils ont créé un centre expérimental universitaire à Vincennes. Nous, les enseignants, étions tous volontaires et nous avions une latitude considérable. Il y avait parmi nous un fort courant qui voulait essayer de créer des choses nouvelles. Mais nous n’étions pas seuls, et sans doute pas majoritaires. D’autres, parmi lesquels beaucoup de maoïstes, des militants de la Gauche prolétarienne (dont certains ont très mal fini, dans les couloirs des divers gouvernements, ou dans la bigoterie, sans parler de leur chef, qui n’était pas à Vincennes d’ailleurs, et qui a fini rabbin orthodoxe à Jérusalem) étaient très présents à Vincennes. Leur raisonnement était de croire qu’en parvenant à bloquer le fonctionnement de Vincennes, ils réussiraient à faire tâche d’huile et à bloquer l’ensemble des universités en France. Alors, cela bloquerait le fonctionnement de la société toute entière et serait la base de départ de la révolution en France. On a du mal à se l’imaginer aujourd’hui, mais tout cela était théorisé, à l’époque. Enfin, il y avait un troisième courant, incarné dans la droite dure, crispée après 68, majoritaire au Ministère et dans les universités françaises, dont le discours était le suivant : « On attend que l’ensemble se calme et hop, on casse tout pour reconstituer l’université telle qu’elle était auparavant ». Ce sont eux qui ont gagné, après 1974. Les deux premiers courants se sont anéantis l’un l’autre et n’ont pas produit les changements qu’ils auraient du. Nous n’avons pas fait notre job…

Qu’y avait-il de différent dans l’enseignement dispensé à Vincennes ?

En histoire par exemple, nous avions des ambitions importantes. L’un des aspects archaïques de l’université française, c’est qu’elle est là pour se reproduire. La fonction de l’université est de former des universitaires. Tout l’enseignement, depuis le DEUG jusqu’à la fin, est là pour former dix agrégés en fin de parcours. C’est absurde ! Nous avions décidé de donner un enseignement de l’Histoire du monde contemporain qui utilise les différents spécialistes en Histoire ancienne, du Moyen-Âge, etc. pour faire et enseigner l’histoire du monde contemporain. C’était à eux de s’adapter. L’objectif était de former des gens à une compréhension du monde contemporain et pas nécessairement à devenir des historiens. C’était un changement très important. Ça n’a pas marché. Aujourd’hui, dans l’université de Saint Denis, qui prolonge Vincennes, on continue à enseigner l’histoire ancienne, l’histoire du Moyen-Âge, l’histoire moderne et l’histoire contemporaine, l’Histoire découpée en tranches, enseignée par des spécialistes bien au chaud dans leur cocon, pour de futurs spécialistes. On a fini par nous exploser. Dans la société actuelle, on est en train de liquider l’Histoire parce que c’est une discipline critique. Donc arriver à imposer un enseignement de l’Histoire qui ne soit pas lié à la profession d’historien mais qui soit lié à la culture générale, aux citoyens, c’était vachement important. Il y a quelque chose par contre qui a un peu mieux marché… On a été les premiers à supprimer l’examen d’entrée en fac pour les salariés. Avant, en fac, si vous n’aviez pas le bac, il fallait passer un examen d’entrée beaucoup plus sélectif que le DAEU (Diplôme d’Accès aux Études Universitaires) actuel. Avant Vincennes, il n’y avait pas de non bacheliers en fac. Faire passer un examen avant l’enseignement, c’est aberrant ! Donc on a ouvert aux salariés non bacheliers, avec simplement cinq ans de vie professionnelle, et aucun examen. L’idée était que l’accès à l’enseignement est un droit qui doit être accessible à tout âge. Ça dépend des parcours individuels. Il peut y avoir des gosses qui, à 14 ans, en ont leur claque de l’école, veulent vivre leur vie et faire autre chose, puis qui, à 25 ans, ont envie de reprendre les études. On leur donne la possibilité de le faire sans barrage à l’entrée. Après, à eux de se démerder. Ça sera difficile, mais au moins ils en auront la possibilité. À Vincennes, on avait un public extraordinaire. C’était un appel d’air énorme avec des gens de 30, 35 ou 40 ans qui attendaient ça depuis longtemps ! Moi j’avais alors 27 ans et j’étais la plus jeune de mon groupe ! Au final, on a quand même marqué quelques points : aujourd’hui, le DAEU est beaucoup moins sélectif que l’examen d’entrée d’alors. Mais quand la fac de Vincennes a été déménagée à Saint- Denis, le cursus universitaire a perdu son statut expérimental, et il a été aligné sur celui des autres universités.

Mais n’est-ce pas aussi à chacun(e) d’entre nous, à travers des associations de quartiers, des syndicats ou des fanzines, de développer nos propres formes d’éducation ?

Tous les groupes politiques le font plus ou moins. À la CFDT par exemple, les gens qui arrivaient avaient l’impression que l’organisation avait commencé à exister le jour où ils avaient adhéré. Ils n’avaient pas le sens de l’Histoire et ne se voyaient pas comme les héritiers d’une organisation. On n’arrivait pas à faire de réelle formation historique, c’est-à-dire qu’on n’arrivait pas à leur faire prendre l’Histoire au sérieux. Ce doit être un truc de catho ; ils ont l’éternité, donc…

D’après vous, les femmes ont-elles une place à part dans le roman noir ? Ont-elles une écriture particulière ?

C’est assez compliqué de répondre à cette question, mais je vais faire de mon mieux. Une écriture particulière, je n’y crois pas. J’ai connu un éditeur qui prétendait reconnaître à coup sûr, à l’aveugle, un texte écrit par une femme. En ce qui concerne mes romans, à chaque fois que c’était « à l’aveugle », on a attribué à leur auteur le sexe masculin. Comme je n’ai aucun doute sur le fait que je suis une femme… Autre aspect sous-jacent à la question. Dans le noir, est-il plus difficile pour une femme de se faire publier que pour un homme ? Je ne le crois pas du tout. Les plus forts tirages pour la littérature policière sont des femmes. D’où l’expression anglaise des « reines du crime ». Il me semble que c’est une femme, Fred Vargas, qui fait les plus gros tirages des auteurs français. Les lecteurs sont très majoritairement des lectrices… Il existe toute une série de très bonnes raisons pour éditer des auteurs femmes. Les hommes et les femmes écrivent-ils les mêmes livres ? Sans doute pas. On peut penser, par exemple, qu’une femme en 1929, n’aurait pas pu écrire La Moisson Rouge ou La Clé de verre (Hammett), dans la mesure où l’auteur a puisé dans son expérience de détective de la Pinkerton pour les écrire, et qu’il n’y avait pas de femmes détectives chez Pinkerton. Mais l’activité professionnelle des femmes évolue, leurs expériences se différencient. Ce qu’elles racontent aussi. Par contre, ce qui est sûr, c’est qu’elles peinent à laisser une trace dans la mémoire et l’histoire, mais cela concerne toutes les femmes, pas seulement les romancières. Je me souviens par exemple très bien des nombreuses femmes algériennes qui ont combattu pour l’indépendance de leur pays. Elles ont complètement disparu de la mémoire collective et de l’histoire algérienne. On peut légitimement penser que dans l’histoire littéraire du roman noir, il ne restera aucune femme, quelque soit la place qu’elles y occupent aujourd’hui.

Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?

Sur le long terme, j’accumule de la doc pour faire un roman sur le trading du pétrole dans les années 1960-1970, dont je considère que c’est un tournant dans la financiarisation de l’économie. C’est lourd et long. À plus court terme, je suis en train de finir un roman sur la mythomanie des écrivains, et je prépare une nouvelle sur Madoff. / Gé & B

Notes


[1]-Lionel Stoléru, secrétaire d’État chargé des immigrés et Christian Bonnet, ministre de l’Intérieur dans le gouvernement de Raymond Barre, ont mené, à partir de 1980, une politique d’extrême rigueur à l’égard des immigrés.