Itinéraire d’un enfant de Crass
Le punk est-il un mouvement de révolte made in England ? La question est osée et risque de faire se déchirer deux écoles : l’américaine et ses Ramones et l’anglaise et ses Sex Pistols. Avides de connaître un élément de réponse, nous avons pensé que suivre la piste d’un petit bad boy de la scène punk pourrait être tout à fait éclairant.
34 ans après avoir commencé à user ses genoux à coup de baguettes, Paco, batteur du groupe Inner Terrestrials écume toujours les scènes punk / reggae de la planète Musique rebelle et se souvient de ses débuts de batteur en herbe. Quand je suis entré au collège, à l’âge de 11 ans, dès la première semaine, on nous a demandé quel instrument on aimerait apprendre. Mon père m’avait donné une clarinette dont un de ses clients lui avait fait cadeau : j’allais écrire « clarinette et saxophone », mais l’un des deux garçons assis à côté de moi, que je ne connaissais que depuis quelques jours, m’a dit : « Écris plutôt batterie, j’en ai une à la maison, on pourra y jouer sur le chemin du retour vers la maison ». Et voilà le début de mon histoire de batteur. Comme quoi, le destin peut tenir à peu de choses… À partir de là, j’ai appris en tapant sur mes genoux, les tables, enfin tout ce que je trouvais.
Mais dans la famille, dont le père, coiffeur de son état, est d’origine espagnole, on ne roule pas sur l’or comme dans beaucoup de familles anglaises en pleine période de crise, et le gamin se débrouille comme il peut. J’ai fait moi même mon premier set de batterie, avec une grosse caisse cauchemardesque, une pédale tout droit sortie d’une salle de torture du Moyen Âge et des boîtes de glaces en plastique pour le reste de la batterie : une vide, une avec une grosse pomme de terre, l’autre avec deux, etc. et des bouts de bois. À 12 ans, j’ai eu ma première caisse claire pour 18 livres, à raison de 50 pence par semaine que je devais porter au magasin. À Noël, ma mère m’a offert un pied de cymbales, mais je n’avais pas de cymbales…
Finalement, j’ai réussi petit à petit à me construire une batterie en récupérant ce qui manquait par-ci par-là, dont des cymbales cassées, des vieux pieds et c’était parti pour l’aventure punk ! Mais dans un premier temps, en 1977-1978, le petit Paco et ses acolytes sont bien seuls. À l’école, sur 2600 élèves, ils sont quatre punks qui forment un groupe, Rabies. Plein de culot, dès l’été 1978, le quatuor dépose chez Virgin un enregistrement d’une répète sur cassette. Bien sûr, ils ont bien rigolé chez Virgin, même si à cette époque, ce n’était encore qu’une petite compagnie domiciliée rue Portobello… Et là s’arrêta l’aventure enragée du jeune groupe. Seulement, hors de question de lâcher les baguettes, et dès 14 ans, l’adolescent qui a maintenant presque trois ans de pratique sur sa batterie brinquebalante devient batteur du groupe Strontium Dog. Et l’aventure ne s’arrête plus : il devient le batteur de l’un des groupes qui a le plus marqué l’histoire du punk anarchiste : Conflict. Un jour, Colin de Conflict m’a demandé de devenir batteur du groupe qui n’en était alors qu’à ses débuts. J’ai d’abord dit non, puis je les ai rejoints en août 1981 après la fin des Strontium Dog et j’ai joué mon premier concert avec eux deux mois après. Et c’est ainsi que l’adolescent devient un acteur significatif de la scène punk anglaise. Mais au fait, comment devient-on punk à 12 ans ? Mon père détestait le punk et le skate, alors je suis devenu un punk skateur ! Un jour, alors que ma mère nous croyait au parc, avec mon pote on est allé à un marché londonien (qui n’existe plus aujourd’hui) à la recherche des boutiques de musique, notamment une, tenue par le guitariste d’origine de Madness. Bien sûr, tout ça n’était pas très légal et vraiment underground. Comme on n’avait pas d’argent, on cherchait les disques les moins chers, et je suis tombé sur le disque Reality asylum à 45 pence, que j’ai pris non seulement pour le prix, mais aussi pour son aspect merdique… Puis, sur le retour, j’ai vu qu’il était sur le label de CRASS. Mon pote avait déjà rapporté un de leurs disques de ses vacances en Écosse, The Feeding of the 5000. Et tout ça a fait ce que je suis maintenant.
À ce stade-là, nous sommes déjà bien avancés dans notre enquête sur les origines du punk. Car pour que des gosses de 12 ans se transforment en petits keupons, sans aucun grand frère ou grande soeur dont suivre l’exemple et devant eux une scène musicale qui n’en était qu’à ses débuts, il fallait bien qu’il y ait quelque chose de spécial pour les embarquer là-dedan et Paco n’en démord pas, il s’est passé quelquechose dans le royaume d’Elisabeth. En Grande- Bretagne, le punk a été un grand « Fuck you » à tout. Quelque chose devait se passer, surtout dans ce pays où la musique, et surtout le rock, n’allait nulle part et où la situation sociale était déplorable, avec beaucoup de chômage, etc. Le punk est ainsi apparu comme une nécessité. Alors qu’aux États-Unis, il a été une continuation, notamment de la scène glamrock (je pourrais me faire tuer pour avoir dit des choses pareilles !). Par exemple, quand on écoute les New York Dolls ou les Ramones, on perçoit bien les racines rock n’roll, mais avec plus d’agressivité et de « Fuck you attitude ». Il faut dire que les british ne sont pas très gâtés à cette époque, question musique rock : ils ont Genesis, Yes, des groupes comme ça. Et arrive le punk, sorti de nulle part, véritable choc pour la bonne société teintée de bonnes moeurs victoriennes, avec des groupes comme The Clash ou The Sex Pistols, qui ne savent pas jouer et qui s’en foutent, qui le font voilà. Tout cela rempli de rage et d’énergie, inspiré par le milieu social, la relation à la société, avec des paroles anti- système, anti-police, etc. Le petit Paco et ses compagnons de fortune s’en trouvent marqués à vie, avec sur le cerveau tatoué « punk agitateur » et aujourd’hui toujours la même mauvaise conduite, l’arrogance, l’insolence et définitivement une grande autonomie.
D’accord, mais la scène punk a-telle encore sa verve provocatrice et son esprit insurrectionnel ?
Non ! Cela n’a plus grand-chose à voir aujourd’hui. Il faut dire que les choses ont changé. Même les gens les plus pauvres ont plus que ce que j’ai pu avoir à la fin des années 1970. Jusqu’à 12 ans, je n’avais rien pour écouter de la musique et je n’ai pu avoir un misérable poste d’occase pour dix livres qu’à 15 ans. Aujourd’hui, tout le monde a un portable, etc. Mais il n’ y a pas que le contexte qui a changé, le contrôle social est bien plus pressant, il y a des caméras partout. Nous, quand il fallait éviter de se faire prendre par la police, on courait, c’est tout ! Et on s’est pas mal battu dans la rue, contre les fachos notamment, sans se sentir épiés par une centrale de surveillance vidéo. Et on arrivait à se barrer en courant sans se faire prendre ! Maintenant, quoi qu’on fasse, on est contrôlé. Par exemple, la marche « Stop the city » de 1984 ne pourrait plus avoir lieu aujourd’hui, à cause de la surveillance et de la police suréquipée qui enferme les gens avant certaines manifs. Dur de se cartonner avec elle aujourd’hui. Et je ne parle pas de ce grand changement dû à Internet, aux portables, aux caméras, aux lois de plus en plus répressives contre les squats et aux des lois anti-terroristes. On ne pourrait plus revenir à ce monde un peu sauvage du punk : la technologie est passée par là. Mais alors, ces jeunes punks que l’on voit fleurir dans les rues londoniennes et bien d’autres, n’ont-ils plus leur place dans la rébellion ? Ne sont-ils pas les enfants de ce grand élan contestataire ? Qu’en est-il de l’esprit de révolte du punk ? Pour Paco, il semble que les choses se soient un peu édulcorées dans la mode vestimentaire, car concernant celle-ci, même si les Pistols avaient lancé un certain code vestimentaire qui a été repris, cela signifiait quelque chose Et surtout, il fallait tout se fabriquer soi-même ! Aujourd’hui, tu peux t’acheter un look punk n’importe où à Camden (le bien connu marché londonien), te couvrir de tatouages, de piercings, de spikes, te colorer les cheveux. Alors que par exemple, je me souviens avoir posé moi-même plus de mille clous sur une veste, à en saigner ! Et en plus, c’était lourd ! Et si tu voulais une ceinture à clous, c’était pareil, tu devais aussi la faire toi-même. Et de toute façon, si tu ne l’avais pas faite toi-même, tu passais pour un con. Tout était DIY et très créatif.
Était… Peut-on y déceler un brin de pessimisme ? Non, c’est juste la réalité, et en Grande-Bretagne ou en France, nous sommes sûrement la génération la plus chanceuse qu’il y ait jamais eu, Nous avons des tas de choses, pas de guerre mondiale, de service national obligatoire, etc. Tout est là et nous n’avons pas les mêmes sources de révolte qu’en 1977. Bien sûr, nous sommes bien plus sous contrôle, mais même là, la police est obligée de faire attention en fin de compte ; elle ne peut plus tabasser comme avant, car si elle filme, elle peut aussi être filmée.
À ce stade, il semble donc que le punk a été, ou « punk is dead » comme chantait CRASS au vu de la marchandisation de la révolte musicale. La grande vague dévastatrice qui s’est abattue sur la morale économique et sociale en 1977 est devenue une petite rivière qui déambule en punk sandwich dans les rues de Londres pour y vendre les mérites d’un salon de tatouages ou du dernier magasin de fringues à la mode qui vous permettra de ressembler à un punk de carte postale. Pourtant, dans les années 1990, un nouveau mouvement musical reprend certains principes de son aïeul en Grande-Bretagne. La techno apparaît alors comme une espèce de suite de la punk attitude dans son développement et la manière de s’organiser, les squats, le côté underground et DIY. Puis, cette vague est elle aussi retombée, avec moins de gens qui viennent aux concerts, les problèmes de drogue, etc.
Malgré tout, Inner Terrestrials tourne partout en Europe, à la Réunion, en Turquie, aux États-Unis, au Japon et j’en oublie, toujours accueilli par des squats, des centres sociaux, des collectifs anarchistes et / ou autonomes, des associations, etc. Alors c’est bien qu’il y a une continuité à tout ça, une contestation qui s’est profondément ancrée et Paco, comme il le dit, a toujours cette même rage et cette passion de jouer qui l’entraîne. Même si quand il joue, sa première pensée, c’est : « Ne perds pas une baguette, ne perds pas une baguette ». Mais ne lui demandez pas de se lancer dans d’autres styles musicaux, car même s’il peut tout jouer, étant donnée la pratique fréquente qu’il a de son instrument, il ne prend jamais autant de plaisir qu’en jouant vite. Je pense que c’est le feeling qui fait la musique plutôt que l’inverse. Je joue donc comme je me sens. Et j’aime jouer du punk rock rapide et agressif. Après, je me sens pacifié et je ressens cette même sensation de bien-être que l’on a après une douche bien rafraîchissante. Quant à devenir un professionnel, hors de question. 34 ans de punk ne s’effacent pas comme ça. Ce mode de vie de musicien professionnel qui passe de la chambre d’hôtel à la scène n’est pas pour moi. Et je n’aime pas toute l’imagerie attachée à ça. Chacun d’entre nous peut faire quelque chose, écrire un livre, tenir un infoshop, parler aux autres, etc. Cela n’en fait pas quelqu’un de spécial. Je n’ai jamais eu de héros, et je ne veux être le héros de personne. J’ai juste envie de faire ce que je fais, tant que je peux le faire. Être avec mon groupe, raconter des histoires et partager avec les gens des idées et de la musique.
Inner Terrestrials Discographie
- IT ! : LP / CD 8 titres – 1996 ( ici )
- Live in New Cross : LP 10 titres live – 2000
- Barry Horne : CD 2 titres – 2002
- Enter the dragon : vynil 25cm 4 titres – 2002
- Guns of Brixton : CD / EP 3 titres – 2003
- X : CD / LP 12 titres – 2003 ( ici )
- Escape From New Cross + Enter The Dragon : compilation CD 16 titres – 2009
- Live in Auxerre : DVD – 2009
- Tales of Terror : LP / CD, sortie imminente