{ Publié initialement sur le site LA HORDE – Merci à eux pour l’autorisation de partage } Nicolas Lebourg a publié en mai 2019 Les Nazis ont-ils survécu ?, un livre consacré à l’histoire des internationales fascistes et la construction du mythe autour d’une « Internationale noire » qui œuvrerait dans l’ombre. Ici il n’est pas question de la survivance d’Hitler en Amérique du Sud ou d’une base secrète en Antarctique abritant des OVNIS nazis. Nous sommes en présence d’hommes et de femmes bien réels, qui malgré la défaite du nazisme au lendemain de la seconde guerre mondiale, de chaque côté de l’atlantique, vont tenter de maintenir artificiellement un projet idéologique. Le livre nous permet de replonger dans l’histoire mouvementé de l’extrême droite européenne où les ambitions personnelles prennent souvent le pas sur « la cause ». On voit également comme les suprémacistes américains vont peu à peu imposer « leur vision ». Plus près de nous l’ouvrage permet de voir comment certaines figures de l’extrême droite en France (Saint-Loup, René Binet …) se sont forgées une image de guerrier alors qu’ils n’ont jamais mis les pieds sur un champ de bataille.
[LA HORDE] D’où t’est venu l’idée de faire ce livre ?
Je travaille depuis plusieurs années pour un programme de recherches de l’Université George Washington dédié aux réseaux transnationaux des extrêmes droites. J’avais déjà effectué des travaux sur ce que l’on surnomme les « Internationales noires » depuis une quinzaine d’années, entre autres dans un autre programme spécifiquement dédié aux extrêmes droites dans l’espace transatlantique. Le livre au Seuil est bien sûr la volonté de présenter ce travail en français à un public non limité aux spécialistes.
[LH] Est-ce qu’on peut dire que le mythe de l’internationale noire à un moment était une niche éditoriale qui avait son petit succès ?
Oui, particulièrement dans les années 1970. C’est dans un contexte particulier, à un moment où on met des SS dans les films érotiques, un peu partout. En France la rentrée littéraire 1978 avait été surnommée « l’année des collabos » tellement le sujet était omniprésent. Alors il y a eu effectivement toute une littérature qui affirmait qu’un vaste complot nazi allait s’abattre sur le monde, que les attentats ici et là lui étaient liés, etc.
[LH] Doit on conclure selon toi que le mythe de l’internationale noire n’a été qu’un fantasme de journaliste ou qu’un projet d’extrémistes qui n’ont jamais vu le jour ?
Chez les extrémistes il y a eu chez certains beaucoup de travail. Ils ont connu l’échec, ont été groupusculaires, alors qu’ils rêvaient de prendre le pouvoir. Forcément on replie ça sur du fantasme mais c’est plus nuancé : ils ont échoué, mais ont aussi participé à réinventer des idées – le nationalisme blanc naît ici. Donc ça méritait justement d’être questionné, en dépassant tant le mythe hypertrophiant les choses que le haussement d’épaules goguenard.
[LH] Quelles sont les sources utilisées pour écrire ce livre ?
Il y a celles du secrétariat-général de l’Élysée, de la Police judiciaire, des Renseignements généraux, de la Direction de la surveillance du territoire, et aussi côté américain celles de la CIA et du FBI. S’y ajoutent des archives internes aux mouvements, des courriers entre leurs cadres, etc. Et puis une grosse bibliographie et de la presse militante aussi.
[LH] Comment expliquer que des hommes plutôt engagés à gauche ou contre l’antisémitisme durant l’entre-deux guerres basculent dans le camp adverse et la collaboration ? C’est une évolution idéologique ou nous avons là des opportunistes ?
Il y a beaucoup de véreux, c’est certain. L’Italie et l’Allemagne ont distribué pas mal de fonds pour s’acheter des relais d’opinion. L’aryanisation des biens juifs est aussi une aubaine pour s’enrichir facilement, et ça compte. Ensuite il y a des passions et des causes idéologiques sincères. La construction de l’Europe en est une essentielle : ces acteurs historiques ont connu deux guerres mondiales, construire une paix continentale est pour eux une chose essentielle. L’antisémitisme, enfin, est une passion qui a emporté beaucoup, indispensable à retenir pour comprendre nombre de ces trajectoires. Et puis il y a la maldonne habituelle autour du sens du mot « socialisme », qui est alors utilisé à droite pour dire que l’on veut forger une communauté organique et non combattre le rapport de classes. Un socialisme qui sort de la lutte des classes a de bonnes chances de finir à l’extrême droite, aujourd’hui encore…
[LH] Est-ce qu’il a existé après la Seconde guerre mondiale des nazis qui sont restés fidèles à la façon dont l’idéologie avait été mise en place par le NDSAP ?
La haine des Slaves, la hiérarchie raciale qui ignore la question de la blanchité au profit de celle de l’aryanisme, ça n’a pas survécu au conflit. Pour beaucoup de collaborationnistes, on voit bien que le thème de propagande européiste, destiné à enrôler des centaines de milliers d’hommes dans la SS, n’est pas vécu comme une propagande mais comme une utopie constituant le but de guerre. Il a l’idée que le nationalisme grand-allemand est au fond ce qui a fait perdre la guerre à l’Axe. On va donc évoluer vers une idéologie d’unité de la race blanche absolument non conforme à la pensée d’Hitler (dans Mein Kampf il ne l’évoque que pour dire que les juifs manipulent la France pour introduire des Noirs en Europe et ainsi détruire la race blanche, sinon ce n’est pas son axe).
[LH] Quand on lit ton livre on se dit que le néonazisme tient plus du bricolage idéologique que d’une continuité du nazisme.
C’est l’amusant paradoxe : c’est un produit construit de bric et de broc à l’échelle internationale, avec souvent une connaissance de l’histoire qui passe par des ouvrages complètement fantaisistes, donc on adhère à une idéologie marginalisante qu’en fait on ne connaît pas. Le néonazisme c’est un objet post-moderniste, transnational, bricolé effectivement.
[LH] Est-ce qu’on peut dire que le néonazisme en France a été incarné par des seconds couteaux et des gens qui se sont reconstruits une image de soldats de terrain après-guerre ?
Totalement. En reprenant les archives j’ai été moi même surpris de me rendre compte à quel point les vétérans français de la SS qui ont fait carrière après-guerre à l’extrême droite, avec l’image de virilité qu’impliquait leur retour du front de l’Est, avaient une excellente raison d’avoir survécu : ils se tenaient loin des balles ennemies. Ce n’est pas vrai pour tous, mais bon nombre des plus bruyants sont devenus des héros de guerre après la guerre, dans leurs récits.
[LH] Que fais-tu comme différence entre le néonazisme européen et le néonazisme américain ?
Pour les américains la question centrale c’est la séparation des Noirs et des Blancs. Cette question est bien sûr importante pour les Européens, mais ils l’intègrent plus dans une économie générale et un projet géopolitique global. Les Européens posent aussi des questions qui ne sont pas celles des Américains : un des problèmes récurrents dans les années 1950 c’est que les militants veulent construire une Europe unie, mais que les Allemands et les Italiens s’écharpent pour savoir si la région du Sud-Tyrol est autrichienne ou italienne… On est un vieux continent comme disait un autre…
[LH] Tu évoques souvent les comics américains dans le livre mais aussi dans certaines interviews. Cela peut surprendre pour des personnes qui ne seraient pas familiarisées avec des noms comme l’Hydra, Crâne Rouge, le Maître de la Haine… Peux-tu expliquer les rapports entre les comics et l’internationale néonazie ?
Ils construisent tous deux une cosmologie par bricolage dans un monde transnational. Hydra naît dans les comics Marvel juste après la World Union of National-Socialists, dont le chef faisait des comics d’ailleurs, et qui a été assassiné par un de ses camarades en faisant avec un super héros nazi. Et juste après la naissance d’Hydra tu as un rapport sur l’Internationale noire comme risque sécuritaire majeur pour les démocraties. On a une vraie ambiance de renvois et c’était intéressant de questionner ce rapport à la pop culture. Aujourd’hui, les « Internationales noires » ont été oubliées, mais tout le monde connaît Hydra à travers le succès de Marvel… En même temps, quand je vois comment avec Marvel, Star Wars et son métier initial Disney a pris aujourd’hui une position dominante mondiale incroyable sur le façonnement des imaginaires il me semble qu’il y a une vraie question politique à interroger. Ce sont des objets qui ne sont pas pris au sérieux par les gens qui se pensent sérieux le néo-nazisme et la pop-culture, mais ils sont deux moyens intéressants d’interroger l’histoire de la globalisation.