{ Initialement publié sur le blog de Fanxoa : Carnet de la Chute Libre } En 1975, Pier Paolo Pasolini sonnait déjà l’alarme sur notre mode de fonctionnement consumériste et la venue d’un homo-degenerus adapté au nouveau fascisme. Il faut relire pour cela ses Ecrits corsaires. En 1977, les punks singeaient la décadence, célébraient le béton et le nucléaire comme signature de notre déclin. Une liberté sans garde-fou, vivre vite et faire un beau cadavre. Bien avant ces deux repères, Corinne Morel Darleux évoque ses inspirations profondes, politiques, littéraires et maritimes : l’essayiste Mona Chollet, l’anarchiste Emma Goldman, l’écrivain Romain Gary et le navigateur Bernard Moitessier. Dans ce petit essai, qui nous invite à la réflexion sur notre monde, elle établit des liens entre ces personnages pour dresser une nouvelle utopie écosocialiste portée par une éthique résumée en dos de couverture « refuser de parvenir, instaurer la dignité du présent pour endiguer le naufrage généralisé ». On peut ajouter à cela « éloge de la sobriété » et « pratiques individuelles ancrées dans une démarche et une vision collectives » ou comment remédier à un effondrement programmé et engagé sur bien des plans.
L’auteure dresse d’abord la genèse de sa pensée sur l’exemple de ce navigateur qui abandonne une course et le monde sclérosé des honneurs et de l’argent qui l’attend pour « ne pas renoncer » (p. 18) et in fine « se réapproprier sa propre trajectoire » (p. 42). « Refuser de parvenir » en toute conscience et de façon raisonnée est la première étape de la modification de nos comportements en société. Corinne Morel Darleux explique ce choix : « Le refus de parvenir permet de dépasser le statut payeur-consommateur auquel est réduit l’individu et qui détermine son statut social à l’aune de ses possessions » (p. 19). Elle poursuit : « La revendication de l’argent et de la notoriété pour chacun remplace insidieusement le droit à une vie digne pour tous » (p. 23).
Diktat d’un ascenseur social biaisé, méritocratie darwinienne, injonction à la réussite, elle dresse un constat critique de nos sociétés, déjà perdues et avalées par un libéralisme ravageur : « dérèglements climatiques », « dépendance au numérique », « spéculation financière » et « impasse démocratique » (p. 74). L’alternative : refusons le gavage et participons au rêve. Faisons un pas de côté et restons libres de nos choix. Disons non aux injonctions mirobolantes qui nous enferment dans une prison réelle ou dorée. Son constat est lucide et s’appuie sur nos connaissances actuelles : « Qu’il s’agisse du climat, de la biodiversité ou d’autres secteurs fêlés, nous faisons face aujourd’hui à un faisceau de valeurs, à la fois de vulnérabilité, de probabilité et de criticité qui n’a jamais été aussi élevé dans l’histoire de l’humanité » (p. 93). Il est grand temps de réagir.
c’est aujourd’hui que l’après se construit
A titre plus personnel, je vois ici beaucoup de résonances avec l’éthique bérurière (s’il y en a une) du désenclavement, de la lutte contre l’enfermement de soi et des autres. Le slogan leitmotiv « En République l’anarchie » trouve une belle illustration dans ce passage : « Il y a pourtant, toujours, une multitude de petits pas de côté à dénicher, toujours un interstice de dissidence à aller chercher, une petite marge de décision à exercer dans chaque mouvement » (p. 43). En clair, créer les conditions d’une contre-culture libre dans un ensemble contraignant. Mais ce n’est pas suffisant si le tout n’est pas associé à l’utopie organisée d’un monde viable à mettre en œuvre dès maintenant car « c’est aujourd’hui que l’après se construit » (p. 97).
Cette réflexion sur le monde, assez flippante, est en réalité plutôt optimiste car la fin de l’ouvrage nous incite non pas à se résigner à un « no future », symptôme d’une collapsologie équivoque ou sans appel mais bien à relever la tête, individuellement et ensemble, dans un « yes future » écologique et plus harmonieux (suivez mon regard). Son pessimisme combatif est déjà un défi à notre humanité. Je m’attendais à une éthique du catastrophisme, je reçois une volée de lucioles rafraîchissantes.
FX, 27/08/2019.
mon titre
Réf. Corinne Morel Darleux, Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Réflexions sur l’effondrement, Paris, Libertalia, 2019.Pour en savoir plus, voir ses blogs, l’ancien : Les petits poissons rouges ; et le nouveau Revoir les lucioles