Le livre de Raoul Vaneigem – Appel à la vie contre la tyrannie Étatique et marchande – est en téléchargement libre sur le site des Éditions Libertalia. En pleine épidémie de COVID-19 et de confinement généralisé, ce livre est totalement d’actualité. Les choix mortifères de l’état et notamment dans le domaine de la santé publique vont faire des milliers de victimes… La colère que l’on sent monter dans la population va t-elle déboucher sur la contestation en acte de ces choix ? Espérons le. En attendant, nous avons choisi de publier un passage du livre qui revient sur les différentes formes de lutte et leurs capacités réelles a déboucher sur un véritable changement de société.
Éloge et limites de la colère insurrectionnelle
Ce sont des mœurs d’esclaves que de cultiver, de génération en génération, l’idée et le sentiment que jamais nous n’arriverons à libérer la terre des chaînes qui, d’une oasis, ont fait une prison.
Décréter que nous ne voulons ni vivre à genoux ni mourir debout, n’est-ce pas la décision inaugurale d’où jaillira notre pouvoir d’éradiquer les ennemis de la nature et de la vie humaine ?
La rage et l’indignation se ramassent à la pelle. Il n’est ni rue, ni salon, ni ville, ni campagne où elles ne s’accumulent avec la folle envie de s’assouvir et de se débonder à la hussarde. Chaque jour l’économie de marché tue des milliers d’hommes et de femmes. Les plages de l’impitoyable rentabilité sont couvertes de cadavres pareils à ceux des migrants qui meurent en fuyant la misère et la guerre. Mais le marché n’est pas un tsunami, n’est pas une catastrophe naturelle. C’est une machinerie dont nous ne voulons pas être les rouages tournant docilement.
Il arrive que la rage et l’indignation s’avèrent compatibles avec le Léviathan. Hargneuses, sournoises, papelardes, elles réchauffent le plat de la vengeance dont s’enivrera le troupeau des frustrés. La révolte des moutons exige moins souvent, hélas, la liquidation du boucher que l’abattoir pour tous.
Lorsque la colère aveugle s’abaisse à faire la chasse aux boucs émissaires, que se passe-t-il dans le camp des insoumis ? Les incitations meurtrières du grégarisme populiste, nationaliste, homophobe, intégriste ou néonazi y provoquent le plus souvent une réaction humanitaire musclée. Le refus de la barbarie forme alors un front dont l’embrasement émotionnel met d’insupportables limites à l’intelligence. La réponse n’est pas appropriée à la situation, qui mériterait d’être abordée avec au moins la conscience que nous ne pouvons combattre le parti de la mort avec les mêmes armes que lui. Avec les armes qui tuent.
Je ne condamne pas la violence de ceux que les destructeurs de la vie et de son environnement appellent « casseurs », je réprouve seulement l’inconséquence d’une telle rage. Oui, elle atteint, à la lueur des cocktails Molotov, à de brefs éclats de lucidité jubilatoire. Oui, elle rompt par ses cris l’ennuyeux ronron d’une survie programmée. Dans la liberté qu’elle s’octroie, un court instant, elle soupçonne qu’une autre vie est possible.
Avec moins d’angoissante frénésie, avec un meilleur discernement, le « casseur » s’offrirait des satisfactions plus substantielles. Il se démarquerait plus ouvertement de la casse rentabilisée que pratiquent les mafias étatiques et financières s’il instaurait des zones franches, s’il initiait des occupations de terres libérées de l’emprise étatique et marchande, des coins de gratuité qui s’enfonceraient dans le béton de la mondialisation avec plus d’effets dévastateurs que la nitroglycérine, sans parler du fulminate ou du cocktail Molotov.
Le militant qui se glorifie comme d’un exploit militaire d’incendier une banque – même s’il n’a pas l’imbécillité de croire qu’il porte un coup au système bancaire– est un être auquel le ressentiment et le défoulement vindicatifs interdisent encore de pousser plus avant le bonheur d’éradiquer ce qui entrave ses plaisirs. Il se résigne à ces assouvissements à la hussarde, à ces jouissances inaccomplies qui s’apparentent à l’éjaculation précoce. Le vieux réflexe sacrificiel du militant empêche la vie qui est en lui de prendre son envol. Se délester de sa colère en tapant sur un mur, quel gâchis ! Alors qu’une colère générale, fédérée, lucide aurait quelque chance de faire voler en éclats les barrières de la rentabilité qui nous contiennent, nous oppriment, emprisonnent.
Des ouvriers fabriquent des armes, abattent des forêts, participent à l’implantation de nuisances et se moquent d’en être les victimes au prétexte que leur travail de mort leur assure le salaire et l’accès aux supermarchés.
En guise de clin d’oeil. Quelle manifestation, si paisible qu’elle se veuille, pourrait empêcher ce que l’hypocrisie des bonnes âmes appelle des débordements de violence, comme si la violence ne découlait pas de la répression étatique, bureaucratique et casquée ? D’autant que ces affrontements, souvent complices et complaisants, entre pavés et grenades lacrymogènes, prêtent une visibilité spectaculaire aux manifestants pacifiques et à leurs revendications, ce qui n’est pas pour leur déplaire.
La création de sociétés autogérées est un recours et une jouissance. Les fronts anti populistes ou antifascistes font partie des jeux du cirque où la conscience sociale se consume. Quelques gradins plus haut, les hommes et les femmes d’affaires ne se privent pas d’applaudir.
Le cynisme des gouvernements est tel qu’ils n’ont cure des manifestations de masse, exigeant le retrait d’un décret ignoble ou injuste. Ne se sont ils pas arrogé le droit de le promulguer au nom du despotisme démocratique ? L’État traite les protestations comme un mouvement d’humeur plébéienne, car il n’ignore pas les limites d’un mécontentement explosif. Sitôt terminée la « grande » manifestation, ou l’émeute traditionnellement réprimée, chacun rentrera chez soi, dissimulant mal sa morosité sous la jactance du devoir accompli. Frustré du changement espéré, le chambardement vire au charivari. La rage tourne sur elle-même, creusant ce gouffre du désespoir où notre existence s’ensevelit depuis des siècles.
L’ordre a besoin du désordre pour régner. Qu’importe le drapeau arboré : xénophobie, misogynie, homophobie, nationalisme, religion, idéologie, vertu morale. Même les organisations dites révolutionnaires et les mouvements faisant profession de radicalisme démontrent par la violence de leurs conflits internes qu’ils n’échappent pas à cette stratégie du bouc émissaire, dont l’État possède toutes les clés. Dans une armoire à multiples tiroirs s’enfourne tout ce qui peut s’étiqueter comme terrorisme. Les attentats islamistes y voisinent avec la révolte, à Notre-Dame-des-Landes, des paysans, maraîchers, éleveurs,protecteurs de la faune et de la flore, brasseurs, boulangers, auto constructeurs dont la dangerosité a été démontrée par l’intervention de 2 500 gendarmes mobilisés pour détruire une bergerie, des potagers collectifs et des habitations de fantaisie.
Quant aux multinationales, elles n’ont besoin que du chaos, qui laisse les mains libres aux magouilles affairistes. Leur intérêt à voir se généraliser les conflits absurdes ou défaussés tient à ce que ceux-ci absorbent et digèrent une colère qui, ainsi dissipée, ne viendra pas perturber leurs forages de gaz de schiste et autres nuisances implantées au mépris de la vie.
Dans le même temps, la puissance de l’argent dévaste les consciences, ruine l’intelligence sensible, fait de l’homme et de la femme une brute sans scrupule. On laisse aux mafias de l’immobilier et du tourisme la liberté d’expulser les habitants de quartiers et de paysages qu’enseveliront bientôt les bétonneuses de la rentabilité. Pour une poignée de dollars, des paysans vendent leurs terres et livrent leur environnement à la pollution. Des ouvriers fabriquent des armes, abattent des forêts, participent à l’implantation de nuisances et se moquent d’en être les victimes au prétexte que leur travail de mort leur assure le salaire et l’accès aux supermarchés. Aux moindres remous, la monnaie sacro-sainte dégringole dans la poche ou hors des poches. Le bruit du tiroir-caisse tétanise les foules.
L’expérience d’une vie autre, qui s’esquissait à Notre-Dame-des-Landes, n’a guère suscité de vagues de protestation. Se tenir coi dans sa vallée de larmes épargne bien des lacrymogènes à l’État.
Rester aveugles et sourds là où le cynisme et la forfanterie des prétendus décideurs continuent de creuser les tranchées de la dévastation planétaire, c’est ravaler l’être humain à un avilissement que les pires tyrannies n’obtenaient qu’au prix de la plus cruelle oppression. Peu d’époques sont descendues au degré d’indignité de la nôtre avec une telle passivité, avec une telle résignation, avec une telle complaisance.
Par ailleurs, hurler sa colère n’entrave en rien l’exploitation dominante. Même si la violence réussit de temps à autre à arracher des réformes, à obtenir l’abrogation d’une décision contestée, à éviter l’implantation d’une nuisance, cela ne va guère plus loin. Le pouvoir, un instant déstabilisé, se ressaisit, il noie le poisson et vide la baignoire.
Nous continuerons de piétiner dans l’impasse tant que nous n’aurons pas résolu de transformer en lieu d’expériences vécues les zones où la population entre en lutte contre les nocivités imposées par la dictature du profit. Je tiens pour une vaine déperdition d’énergie ce qui n’est pas entrepris au nom de la vie, au nom de la poésie faite par tous et par toutes ;par chacune et par chacun, prenant conscience de la singularité de son existence, de ce qu’elle est et de ce qu’elle devrait être.