Faut-il être dans un drôle d’endroit pour faire une drôle de rencontre ? Pas forcément. A priori, rien de plus banale qu’une laverie automatique. Et pourtant, on peut y croiser de drôles d’oiseaux, Jean-Pierre Levaray en a fait l’expérience, c’est ce qu’il raconte dans cette nouvelle inédite illustrée par Chester.
Je ne suis que très rarement entré dans un lavomatique. Peut-être trois-quatre fois dans toute ma vie. Aujourd’hui j’y suis parce que je sais que B. déteste attendre et qu’il faut bien que les couettes de sa fille et son père soient lavées. Elles sont tâchées d’urine. Et celle de son père l’est très fortement. Seules les machines à laver le linge des lavomatiques sont suffisamment grandes pour enfourner ces couettes.
Une fois le cycle de lavage choisi et mis en route, B, ne supportant vraiment pas d’attendre une heure, me lâche pour aller faire des courses pour son père.
Je m’assois donc au fond de la boutique à lire une BD que j’avais précautionneusement emportée pour patienter. Aussitôt, un type vient s’installer sur la chaise à côté de la mienne. Je l’avais repéré en arrivant, assis sur les marches de l’entrée de la boutique, en train de fumer une clope. Il a un blouson noir en cuir élimé, un jeans gris délavé et des tennis également grises. Il est très dégarni et supporte une barbe de deux jours. Il a le regard clair et perdu et il ne sent pas la fortune.
A peine installé, ce type regarde de façon appuyé le livre que je lis. Il m’en parle. Ce n’est pas très facile de comprendre ce qu’il dit car ses dents sont pour la plupart cassées et c’est comme s’il avait de la purée trop chaude dans la bouche. J’essaie pourtant de lui répondre tant bien que mal.
Il me dit devoir aller visiter un copain au parloir de la prison du Val-de-Reuil. Ce copain s’est fait casser les dents le premier jour lorsqu’il a pris sa douche collective.
Puis il me dit que je m’appelle Moïse, que je suis du quartier et que, peut-être, je fais partie de ceux qui donnent les autres aux flics.
Il me cherche.
Et ça n’arrête pas. C’est de la provocation sans cesse. Il me demande si je bois, si je préfère l’HP au mitard. Il s’énerve à chaque question et se colle à moi de plus en plus.
Je regarde combien de temps il reste à son lavage. Un quart d’heure ! Que c’est long !
Un groupe d’enfants passe devant la vitrine : « Ah ah, de la chair fraîche », dit-il. « J’ai bu deux litres de whisky aujourd’hui », lance-t-il plus tard. Ce qui me semble faux.
La tension monte. Il m’attaque sur ma sexualité mais je laisse dire.
A l’autre extrémité de la pièce une femme nous observe (elle me dira plus tard avoir sorti son téléphone, prête à appeler les flics). Nous ne sommes que trois dans la boutique.
Il est de plus en plus excité et j’ai vraiment peur qu’il m’envoie un coup dans les dents ou dans le ventre.
Arrive le moment où sa machine à laver s’arrête. Je me lève et m’éloigne de lui. Bien m’en prend car lorsqu’il sort ses affaires, il les secoue de telle façon que si j’étais resté à ma place j’aurais été frappé par son jeans ou ses autres affaires.
Il me signale qu’il ne porte que des fringues de marque. C’est vrai, il y a du Nike, de l’Adidas, du Puma, mais tout est défraîchi et semble venir d’une friperie. Il dit vouloir me les vendre. Je lui réponds que ça taille trop petit pour moi.
Il me dit alors qu’il est en semi-liberté et me montre son bracelet électronique.
Une fois son pliage terminé, il dépose ses affaires dans des sacs plastique et prend enfin le chemin du départ. Il me tend la main en me regardant avec défi, je lui sers et basta. « Faut que j’aille voir mon copain en zonzon ». Ce qui m’étonne vu le bracelet électronique mais je ne dis rien.
Une fois libéré, je rejoins la dame assise de l’autre côté. On respire tous les deux. La tension baisse. « C’est la première fois que je le vois, dit-elle, s’il continue à venir je ne viendrai plus là. »
La femme doit avoir dans les 65 ans, assez forte, elle semble avoir du caractère.
Elle me raconte que le type s’était assis à côté d’elle en arrivant et, de but en blanc, lui avait demandé si elle fumait le cigare, ce qui l’avait mise en rogne. Elle lui a dit de partir et il a obéi sans moufter.
« C’est quand même bizarre, normalement la police municipale passe trois-quatre fois devant le lavomatique et aujourd’hui, on ne les a pas vus », dit-elle.
J’apprends que cette femme passe la plupart de ses après-midi ici, à cette place, à attendre. Elle n’amène pas de linge. Elle attend.
Après avoir travaillé dans une maison de retraite, elle a postulé dans l’aide à la personne. Elle intervient auprès de plusieurs personnes âgées de Sotteville-les-Rouen, alors qu’elle habite à près d’une dizaine de kilomètres d’ici. De ce fait, entre deux interventions, elle attend ici, à l’abri plutôt que rentrer chez elle.
« Vous ne lisez pas ?
– Hier oui, mais j’ai fini mon livre. »
Cette femme se fait assez loquace, elle me raconte la prochaine patiente chez qui elle va intervenir. Une très vieille femme sous perfusion qui devrait être dans un établissement, mais son fils ne veut pas car il perdrait l’appartement et la pension de sa mère. Il vit avec elle et passe son temps à boire des bières de mauvaise qualité qui l’assomme rapidement.
« J’ai signalé la dame aux services sociaux, mais ils semblent ne rien pouvoir faire tant que son fils l’a sous tutelle. »
Un couple entre dans la boutique. Là encore, on ne sent pas la richesse. La femme est obèse et maquillée outrageusement. Elle me fait un très joli sourire. Le mec, lui, ne regarde personne et a l’air bougon. Ils jettent leur linge dans une machine et repartent aussitôt. Ils reviendront dans une heure.
La femme reprend son récit. Son mari est mort il y a six ans, c’est pour ça qu’elle continue à travailler un peu. Et puis elle me fait un récit incroyable. Parce que tout le monde a une part de drame dans sa vie. Son fils, Eric, devait épouser Camille, une jeune fille originaire du Brésil que des amis de la famille avaient adoptée. Peu de jours avant le mariage, Camille a annoncé qu’elle était enceinte puis a disparu. Eric l’a cherchée partout, a laissé des messages sur son téléphone. Rien. Pas de nouvelles.
Quand un matin, on frappe à la porte. La police. « Où est votre fils ? », demande l’inspecteur à la femme. Eric s’approche. Les flics lui demandent où est Camille ? Il répond qu’il n’en sait rien. « Elle vient de tuer S. Elle l’a lardée de coups de couteau et s’est échappée. »
Evidemment tout le monde est abasourdi.
Camille sera retrouvée plus tard et, condamnée à dix-huit années de prison. Elle alterne séjours en prison pour femmes et séjours à l’HP.
« Mais je continue à voir ses parents adoptifs. Ce sont toujours mes amis », conclut-elle.
C’est juste à ce moment, lorsque le sèche-linge où j’avais transféré les couettes s’arrête, que B franchit les portes du lavomatique…
Jean-Pierre Levaray – 26 octobre 2017
Et un grand merci à Chester que nous avons sollicité pour l’illustration.