Karl marx avait bien chiadé son analyse économique du capitalisme conquérant… Capital fixe, capital variable, capital risque et la plus-value pour le dessert… mais contrairement aux usines, aux champs et aux machines, les gens ne sont pas toujours un capital rentable… En revanche, ils peuvent parfois devenir un risque capital, et, par extension, les lieux et endroits où ils vivent et luttent… Berlin, Risiko Kapital !
Berlin est en passe de devenir le centre de l’Europe du capitalisme triomphant, avec un Mitte (centre-ville) en pleine rénovation et l’arrivée de monstrueux projets de bureaux ou de centres de business, de logements de haut standing et de lieux chic… Bien évidemment, tout autour, les autres quartiers changent aussi dans la foulée, passant d’une fibre populaire à une yuppification galopante. Bien que le bizness ait profité de la chute du Mur pour reprendre en main les endroits laissés à l’abandon (les lieux ou bâtiments devenant, de fait, intéressants pour l’immobilier et les affaires), la mouvance squatt/autonome/anar/ punk/et plus si affinités tient encore le pavé comme elle le peut, mais toujours avec autant de détermination… Malgré de nombreuses expulsions de squatts, malgré la répression des mouvements activistes, malgré la reprise en main de la cité, il reste encore de nombreux lieux, anciens ou plus récents, qui font toujours de Berlin un haut lieu de résistance. Une petite balade s’impose, on y trouvera notre compte. À n’en pas douter, vous aussi…
Forcément, ce petit tour d’horizon va nous mener d’abord à Kreuzberg… On ne vient pas ici juste manger des falafels ou des pizzas, faut dire (bien que, pour pas grand-chose, on peut manger à souhait). C’est là que l’on va retrouver plein d’ami-es, en découvrir d’autres et faire la tournée des popotes. Avant la chute du Mur, Kreuzberg était un peu le trou du cul de Berlin-Ouest, entouré par le Mur dans un renfoncement à l’est, presque une péninsule. C’était un quartier délaissé côté ouest et abandonné à un étrange mélange d’un tiers d’Allemands de base, d’un tiers de Turcs et d’un tiers de punks/squatters/autonomes. Désormais, ce n’est plus la même chose, avec la chute de la RDA (paix à son âme, Charles Marx et Frédéric Engels doivent bien pleurer, tiens ! Ah ben, fallait pas croire à la dictature du prolétariat, les mecs !), ce quartier s’est tout à coup retrouvé pratiquement dans le centre du Gross Berlin… Pas d’bol… Du coup, les artistes et les bobos de tous poils et de toutes origines viennent s’y installer en recherche d’appartements immenses en hauteur et aux loyers pas chers. Sauf qu’ils ne louent pas… ils achètent. Par là même, les prix s’envolent et les gens vivant dans le quartier ont de plus en plus de mal à se trouver quelque chose. De même, l’environnement se transforme petit à petit, on va pas vous faire un topo sur la gentrification, hein, bars branchouilles, restaus idem, petites et moyennes entreprises technologico-blabla et tutti quanti.
Seulement, les locaux ne se laissent pas faire non plus, puisque quelques chasses aux yuppies ont lieu régulièrement, et leurs voitures en font les frais à l’occasion. Il faut aussi rappeler qu’à Kreuzberg, tous les ans, la manif du Premier-Mai révolutionnaire permet de faire un peu de nettoyage. Bien sûr, ça ne se fait pas tout seul. À chaque fois, les batailles rangées avec une Polizei de plus en plus organisée et massive, dans les rues et sous les arcades du métro, remettent toutefois un petit air de révolution spartakiste dans le coin. Et en parlant de révolution, on trouve pas mal d’Infoladen, infoshops allemands, anars et antifas aux alentours.
Des Infoladen…
Tout d’abord, le plus fou et le plus bric-à-brac de tous, et quand je dis ça, c’est carrément du jamais vu… Il s’agit du INFOLADEN REVOLUTIONSBEDARF M99, celui-ci a été ouvert en 1988 par un anarchiste vegan et handicapé qui vous accueille depuis un des recoins du lieu, car le ton est donné dès l’entrée : des tas de fringues gratos ou en récup, des revues et journaux qui sont en permanence accessibles sur le trottoir, même lorsque le lieu est fermé. Une fois dedans, vous aurez bien besoin d’une lampe frontale afin de retrouver votre chemin. Sorte de labyrinthe sur plusieurs niveaux où se côtoient livres et revues anarchistes, antifascistes et autres, mais aussi toute une tripotée de tee-shirts, cartes postales, autocollants, drapeaux des plus variés, mais le plus fantastique est la somme immense de matos entreposé, qui va de la tente de survie aux parkas, gants, sweats ou chaussures pour être bien équipé, tant en manif que sur des sites de blocage ou de festival. Vous pourrez y trouver encore plus de choses en fouinant un peu ou en demandant directement, vous n’êtes pas au bout de vos surprises… Un roulement de bénévoles aide le camarade dans le rangement et les permanences puisque ce dernier est quelque peu bloqué dans son fauteuil roulant, mais pas avare de tchatche. Ce lieu a été attaqué par les fafs en 2010, incendie total de la façade de nuit. Un mouvement local s’est organisé afin d’aider à la remise en état du lieu qui a bien failli être fermé par les flics, pour le coup.
Une fois sorti de là, il suffit de tourner le coin et on tombera sur l’infoshop de l’Antifaschistische Aktion Kreuzberg qui a ouvert un local pour sa propre distro et comme lieu de passage ou de contacts pour les militants, c’est le RED STUFF. Ici, c’est moins marché aux puces, c’est sûr… On y sent la bonne organisation antifa à l’allemande. Pièce ultra clean, tee-shirts rangés au cordeau, etc. Et bien sûr, livres et revues.
En retournant sur vos pas vers une des rues principales de Kreuzberg, une autre petite boutique vous accueillera avec le sourire. Le DISORDER REBEL STORE, petit local de distribution de tee-shirts et d’affiches autoproduits, a ouvert en 2008 (c’était auparavant une distro par correspondance qui existait depuis 2004 ) : « On n’a pas de groupe pour chanter notre rage et exprimer nos idées, alors on le fait sur des motifs de teeshirts originaux ou des affiches. C’est comme écrire une chanson de colère ou participer à une manif, c’est une partie de la sous-culture. » On y trouve aussi un peu de musique et certains produits comme le café du Chiapas. Petit lieu, mais où l’on est toujours bien accueilli sur le banc devant la vitrine, histoire de boire une petite bière tranquille.
Bon, du coup, on va revenir un peu plus dans le centre, le Mitte, où là aussi, malgré les dangers de la rénovation totale et gargantuesque du centre touristique, les îlots de résistance se maintiennent et se battent pour conserver leurs lieux. Déjà, on sent la différence entre Mitte et Kreuzberg, car le nombre de « vrais » touristes y est en mode exponentiel. Malgré cela, il est sûr qu’ils ne trouveront pas LE A-LADEN, ce petit infoshop anarchiste ouvert vers 1987 et qui se trouve dans un petit passage décoré de graffitis à qui mieux mieux.Ce lieu est une combinaison de projets d’informations libertaires et d’espace social. Les gens qui s’en occupent sont issus de divers mouvements, collectifs ou projets. Actuellement, l’A-Laden organise chaque mois deux lectures sur l’anarchisme, et l’histoire libertaire et d’autres thèmes libertaires dans l’auberge culturelle Baiz (www. baiz.info, un autre lieu dans le même quartier, où se déroulent des projos, des débats, des concerts…). Le A-Laden est aussi un lieu de distribution de brochures, journaux, livres… Comme tout bon infoshop, bien évidemment.
Des squatts…
Pas très loin de ce dernier et toujours proche du gros centre touristique, on trouvera ensuite le squat du SHOKOLADEN, qui existe depuis deux bonnes décennies. Comme son nom l’indique, c’était une chocolaterie au siècle dernier. L’immeuble de six étages a été occupé pour des logements, puis une association de Polonais berlinois y a ouvert un café miteux et sympathique (dommage, il était en travaux, pas de bol !) À côté, le lieu principal du Shokoladen est le café-bar punk autonome qui organise régulièrement des concerts très variés musicalement (punk, chanson, hip hop, etc.) et vous servira de sympathiques cocktails dont certain-es se souviendront longtemps. On y rentre d’abord par la petite salle de concert qui sert de salle de bar ou restau le reste du temps, puis en enfilade, le bar à proprement dit puis une salle peinarde avec canapé et bien sûr l’éternel baby-foot prisé par les squatteur-es allemandes (auxquelles nous, petit-es Français-es, on peut largement mettre la raclée vu qu’en Allemagne y a pas de règles au baby, donc trop fastoche.) L’immeuble a une grande cour intérieure où l’on trouve aussi l’habituel atelier mécanique (pour les vélos ou tous bricolages nécessaires aux squatts) et un espace barbecue pour la belle saison. Finalement, au fond de la cour, un théâtre. Encore un lieu qui devait être expulsé récemment (février 2012) mais qui a pu tenir grâce à leur lutte ainsi qu’au soutien total et à la mobilisation générale du quartier. Car ici, pratique-ment dans le centre de Berlin, cela ne plaît pas aux autorités. Les négociations en cours porteraient sur le rachat du lieu par les collectifs mais rien n’est moins sûr, ces temps-ci, à Berlin… Gentrification, quand tu nous tiens…
Bon, avant de retourner à Kreuzberg, on va quand même faire un petit tour à Potsdam, à une cinquantaine de kilomètres d’ici, qui était en d’autres temps le Versailles de Berlin, où l’aristocratie prussienne aimait à se retirer et se détendre, à l’écart de la capitale. Il y a plus de vingt ans, il y avait même un squatt punk dans une auberge huppée, qui accueillait avant l’arrivée des nazis au pouvoir les artistes d’Europe et d’Amérique comme Charlie Chaplin, entre autres. Puis, après la guerre, Potsdam s’est retrouvé du côté est. À la chute du Mur, là encore, la ville non entre-tenue (rues dépavées, immeubles et mai-sons tombant en ruine…), la situation lo-cale a favorisé l’occupation de nombreux lieux par les squatteurs de l’Est, mais aussi de l’Ouest, les autonomes n’ont pas de frontière, ha ha ! Maintenant, on peut faire un tour à ARCHIV, un des plus vieux squatts de Potsdam qui date du début des années 90. Plusieurs gros bâtiments entourant une cour où il doit faire bon traî-ner ou assister à des concerts à la belle saison. Comme souvent en Allemagne, une grosse salle de concert intérieure, une plus petite, plusieurs bars, des locaux d’activités (ateliers, cuisine…) et des locaux d’habitation. Archiv a dû supporter plusieurs batailles rangées et attaques policières à travers toutes ces années, mais le lieu est toujours bel et bien là. Ici encore, des accords ont semble-t-il été passés avec la mairie et/ou les proprios. De plus en plus, des arrangements se passent à l’amiable en Allemagne, avec d’un côté la possibilité de garder les lieux pour les activistes et du côté offi ciel sûrement le dé-sir d’acheter la paix sociale. Mais le danger est toujours présent, com-me récemment à Hamburg, où le squatt de la Lobusch Strasse/No Pasaran Café qui a un bail gratuit de 99 ans, a été tout de même été attaqué par la police avec ba-taille dans les escaliers de l’immeuble et quelques recherches de personnes à la clé… La vie continue.
On peut retourner à Berlin Kreuzberg… Pour la première fois ont eu lieu une fête et le carnaval des subcultures occupant toute la rue Kopenicker devant un des plus grands squatts de Berlin , orga-nisés par plusieurs collectifs et squatts et particulièrement par le KOPI… Ahhhh… Le Kopi… Un incontournable à Berlin… Ce squatt ouvert en 1990 est toujours là malgré les harcèlements policiers et les procès tant privés que de la part de la ville. Il faut dire que, lors de leur appel à soutien, des centaines de gens venus de toute l’Europe sont descendus pour le protéger. Lors d’un concert dans la cour, il y a plusieurs années, la police a aussi attaqué le lieu, immédiatement défendu par tous les gens présents, rock and riot, pour de vrai ! Cet endroit, en dehors des espaces d’habitation, a créé et offre de multiples activités… Plu-sieurs salles de concerts de différentes tailles (AGH, Koma F…), plusieurs bars dont le célèbre « crusty bar » de la grande salle (qui sert aussi de cuisine vegan prix libre le mardi avec animation salsa… Ah oui, ça change, du coup…), un hall d’expo et de salle de sport, un cinéma, le Pelliculoso, un infos-hop, un atelier de mécanique, un atelier de sérigraphie et, à l’entrée, un petit Wagenburg (village de roulottes, très courant dans toute l’Allemagne). Bref, perdu dans Berlin, il suffi t d’y pointer son nez, il y aura toujours un petit quelque chose à y faire…La situation juridique du lieu a l’air plus tranquille ces derniers temps, après et grâce à de nombreuses luttes. Là aussi, ils ont obtenu de pouvoir occuper l’endroit sans limite de temps (pour l’instant), et un bail de trente ans pour les locaux d’activités (qu’ils ne payent pas d’ailleurs), mais les intérêts privés qui avaient acheté le bâtiment et d’autres autour afi n de les rénover semblent chercher des défauts de procédure afi n de refaire valoir leurs droits et d’annuler cette autorisation. Mais, comme disent les camarades, « le Kopi demeure un capital risque » sous-entendu pour la ville, car ils ont préve-nu largement depuis plusieurs années : « Le Kopi reste, sinon Berlin brûle… ».
Photo : Libertinus 2012
Un carnaval…
C’est donc dans la rue du Kopi, devant le squatt et bien au-delà, qu’a aussi eu lieu en mai 2012 le premier CARNIVAL OF SUBCULTURE… Profitant du carnaval officiel et des nombreux autres carnavals de Berlin ayant lieu à ce moment-là, une tripotée de squatteurs et de collectifs autonomes de Berlin se sont unis pour organiser cet événement. Celui-ci a commencé par un défilé punk autonome, accompagné de machines infernales et spécialement de vélos de toutes tailles, bricolés, soudés, déconstruits et remontés à la Mad Max pour la bataille de bicyclettes prévue en ouverture des concerts dans la rue. Bataille de vélos qui consistait à mettre à terre les adversaires et surtout à les empêcher de remonter en selle en sautant sur leurs engins, en les cassant, etc., tous les coups étant permis. Le dernier à pouvoir rouler est déclaré gagnant. Une grosse partie de rigolade assez spectaculaire (en gros, ils sont fous).
La rue bloquée de chaque côté prend des airs de village libre. Une scène musicale à chaque bout (avec du punk, du hip hop, des DJs, du hardcore, etc.), des stands, des bus ou des roulottes des divers collectifs militants, des différents lieux activistes et autres organisations autonomes forment une allée où il fait bon se promener et s’arrêter à chaque bar (une buvette à l’allemande par stand… donc pas de problème pour se rafraichir…) À noter, quelques activités rigolotes telle la machine infernale à boire des shots de vodka ou de tequilla par le biais d’un énorme bloc de glace où une rainure permet de faire glisser le liquide, qui se refroidit au passage, jusqu’à vos lèvres goulues… Et un chambouletout constitué des habituelles boîtes de conserve recouvertes des photos des politicards allemands, Merkel en tête. Par contre, là, pas de balle de sable pour faire s’écrouler le tout, mais une bouteille avec un chiffon symbolisant un cock’, une vieille Doc, un petit pavé berlinois type, un lance-pierres… Assez amusant de voir les totos et les punks s‘escrimant au lance-pigot sur les conserves et y arrivant à peine, alors que le premier gamin venu a explosé toutes les boîtes d’un seul coup… Petit poisson est déjà plus grand que les grands. Finalement, à la fin des concerts, nettoyage énergique et tout le monde rentre dans le Kopi pour une nuit de fête bien méritée. Le Kopi a ouvert tous ses lieux d’activités pour de la musique, des performances et, bien sûr, encore des bars à bière ou cocktails… Bref, un carnaval des sous-cultures qui se termine en beauté, en espérant une seconde édition l’an prochain, à suivre…
Köpi Street Fest: Carnaval of Subculture 2012 | Berlín. Photo : Libertinus
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Topographie de la colère
Pour finir, oui !, cette petite balade n’est franchement pas très exhaustive… Il existe encore beaucoup d’autres squatts dans toute la ville, pas mal de l’ancien côté est, mais aussi à Kreuzberg, qui ne sont pas répertoriés ici. On va pas non plus faire un guide touristico-tono-me… Mais beaucoup d’autres lieux activistes et militants, occupés ou réappropriés, sont essaimés un peu partout, ce qui laisse toujours des choses à découvrir. Et si un lieu meurt, d’autres va pas non plus faire un guide touristico-tono-me… Mais beaucoup d’autres lieux activistes et militants, occupés ou réappropriés, sont essai-més un peu partout, ce qui laisse toujours des choses à découvrir. Et si un lieu meurt, d’autres avaient un look et une musique plus hippies que punk-rock (celui-ci n’était pas encore à l’ordre du jour dans les années 60 mais s’est bien rattrapé depuis, c’est vrai) et que ça ne les empêchait pas de combattre l’État, la ville, la police et les nazis… Comme quoi, mieux vaut tourner parfois plusieurs fois sa langue dans sa bouche. En tout cas, à Berlin, comme disait le mot de bienvenue du carnaval : « Welcome, scum of the world ! ». Tschuß Berlin, bis bald !
Crédits : les photos sont de Julie (bike war), coxs (Archiv, Shokoladen, A-Laden, machine à cocktails) et de Liberti-nus (Disorder Rebel Store, La Fraction), les autres photos proviennent des sites des lieux.
Adresses :
INFOLADEN REVOLUTIONSBEDARF M99 | Manteufelstrasse 99, 10997 Berlin
RED STUFF | Waldemarstr. 110 10997 Berlin
www.antifa-versand.de
DISORDER REBEL STORE | Mariannenstrasse 49, 10998 Berlin
www.disorder-berlin.de
ANARCHISTISCHE LADEN |Le A-Laden, Brunnenstr. 7, 10119 BERLIN tel: 00-49- (0)30-228 052 37
www.A-Laden.org
ARCHIV | Archiv, Leipziger Strasse 60, Potsdam
SHOKOLADEN | Ackerstraße 169-170, 10115 Berlin
KOPI| Kopi 137, Köpenicker Str. 137, Berlin
http://www.koepi137.net/