Dessinateur emblématique de la revue indépendante turque UYKUSUZ (qui signifie « insomniaque »), Ersin Karabulut nous propose une quinzaine de petits récits baignés d’humour noir très jouissifs. Vivant dans un contexte socio-politique plutôt tendu en Turquie, il doit composer avec finesse pour aborder les sujets tantôt critiques tantôt revendicatifs, mais aussi cyniques et ubuesques, qui forment la base de ses histoires décalées, surtout quand il s’agit de parler de l’ordre social ou des puissances qui l’organisent. Les amateurs de la série télévisée « Black Mirror » retrouveront, dans cet album, l’esprit dérangeant, voire angoissant, de certains épisodes de cette dernière.
Les petites fables d’Ersin Karabulut nous plongent parfois dans un univers à la Edgar Allan Poe, mais aussi dans des situations entre science-fiction et anticipation. Chaque récit est une petite pépite qui vous interpellera. Karabulut ne cherche pas à nous faire rire, il cherche à nous faire réfléchir. Réfléchir sur la vie, sur le sens de la vie, sur le pouvoir, l’Amour, l’éducation, la transmission, les valeurs humaines, l’ambition… Mais ce qui est intéressant dans sa démarche, c’est qu’il ne se pose pas en moralisateur ou en guide spirituel. Il a construit ses histoires avec suffisamment d’ouverture d’esprit pour que chaque lecteur puisse se faire sa propre interprétation après lecture. Ce coup de force est une démonstration implacable du talent de Karabulut sur le plan scénaristique.
Réfléchir sur la vie, sur le sens de la vie, sur le pouvoir, l’Amour, l’éducation, la transmission, les valeurs humaines, l’ambition…
Pour ce qui est du traitement visuel, Karabulut annonce d’emblée le ton avec l’illustration en première de couverture (une famille de trois personnes, vue de dos, s’apprête à sauter dans le vide du haut d’un toit ; alors que plein d’autres humains font de même depuis les immeubles à côté). Son graphisme est fin et délicat, comme sa mise en couleurs. Karabulut semble être plus dessinateur que coloriste, mais la lecture reste néanmoins très agréable grâce à un montage classique et plutôt dynamique des cases. Son style graphique et sa construction narrative collent parfaitement à l’esprit FLUIDE qu’on connait à travers les œuvres de GOTLIB, FOESTER, LOB, ALEXIS ou Jean SOLÉ. Les lecteurs de « MAD » ou des « CONTES DE LA CRYPTE » retrouveront aussi des influences qui ne les tromperont pas.
Pour conclure, la lecture de cet album est à recommander sans modération pour les personnes qui apprécient les lectures conscientes et concernées avec une pointe de provocation politiquement incorrecte (voire « trashy ») ; en revanche, celles et ceux qui cherchent à se détendre avec un humour léger et optimiste sont priés de passer leur chemin. L’auteur s’adresse principalement à un lectorat adolescent (à partir de 15 ans à mon avis) et adulte.
Pour ma part, j’ai adoré et je comprends aisément que les éditions FLUIDE GLACIAL soient tombées sous le charme de ce dessinateur turc et de son univers à découvrir. Par contre, je me demande pourquoi aucune autre maison d’édition française n’a pris l’initiative de le traduire et de le publier chez nous auparavant, alors que Karabulut dessine déjà depuis plus de 10 ans ?…