Les théories du complot, qu’on appelle « conspirationnisme » ou « complotisme », consistent en une grille de lecture, une vision du monde, qui interprète les évolutions du monde et des mœurs par l’existence d’un métacomplot, souvent juif, maçonnique ou financier, les trois se combinant facilement. Dans cette forme de pensée, toutes les conspirations, réelles ou supposées, dans le monde et à travers l’Histoire, procèdent d’un vaste plan global ourdi à très long terme par une puissance ayant les attributs de Dieu (omniscience, éternité, toute-puissance…) : les sociétés secrètes, le « Juif » des antisémites, les extraterrestres, etc. Le hasard est évacué de cette grille de lecture. Il s’agit d’une conception particulière de l’Histoire et de la société, qui interprète des pans entiers de l’Histoire, en particulier de l’histoire contemporaine comme le résultat de l’intervention de « forces » forcément obscures, agissant évidemment de façon souterraine, pour parvenir à des fins inévitablement inavouables. L’un des meilleurs exemples reste l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy le 22 novembre 1963, dont on ne connaît toujours pas les raisons. Pour les uns, c’est la mafia, pour d’autres les milieux anticastristes et pour une dernière catégorie, l’action de forces à la solde des extraterrestres… Les « zones d’ombres » de l’historiographie contemporaine permettent l’élaboration de théories complotistes qui, à leur tour, offrent des réponses, souvent incohérentes ou simplistes, à ces évènements. En ce sens, le complotisme est une forme de pensée paranoïde : il fonctionne d’une façon similaire à la paranoïa (au sens pathologique du terme).
Pour autant, tous les discours conspirationnistes ne relèvent pas de l’ésotérisme, loin de là : il en existe a des formes qui n’ont rien à voir avec ce type de spéculation, comme certaines développées dans les années 1950 et 1960 dans les milieux communistes fustigeant des « complots réactionnaires »… On trouve des formes de conspirationnisme de l’extrême gauche jusqu’à l’extrême droite. Le mode de fonctionnement est similaire : il s’agit d’interpréter le monde et de donner un sens à celui-ci. On retrouve toujours les mêmes constructions de discours : d’un côté les manipulateurs, de l’autres les manipulés, au milieu ceux qui ne sont pas « dupes » et qui ont découvert le complot… Les manipulateurs s’emploierait à dominer le monde, c’est-à-dire à contrôler la vie politique, l’activité économique et le tissu social. Seules les origines changent : pour l’extrême gauche, il s’agit des « forces du Capital », de « Big Pharma », des « services secrets » (presque toujours la CIA d’ailleurs), de la Raison d’État, etc. Pour l’extrême droite, les « forces apatrides » (principalement les Juifs et les francs-maçons). Dans les deux cas, il s’agit de mettre à jour l’action néfaste de l’« adversaire ». D’ailleurs sa puissance est toujours confirmée par la « découverte » de preuves, qui ne sont souvent que des faits interprétés de façon à établir ce que le complotiste a déterminé à l’avance…
Si les thèmes antisémites, du type Protocoles des Sages de Sion, explosent dans les années 1930, les thématiques portées (antisémitisme, antimaçonnisme, « sociétés secrètes ») datent, pour la plupart, de la fin du XIXe siècle. L’histoire des Protocoles des Sages de Sion est aujourd’hui bien connue : écrit au début du XXe siècle, à partir de matériaux « classiques » de l’antisémitisme de la fin du XIXe siècle, il s’agissait de « montrer » au Tsar Nicolas II la dangerosité de certains Juifs que certains aristocrates jugeaient trop proches de lui… L’antisémitisme d’une frange de l’orthodoxie réactionnaire de l’époque y est également particulièrement visible. Ces matériaux, sans les Protocoles qui ne seront intégrés qu’après la Première Guerre mondiale, se retrouvent dans la Revue Internationale des Sociétés Secrètes, fondée en 1912 par un prélat traditionnaliste français Mgr Ernest Jouin. Celui-ci était antimaçon, antisémite, et obsédé par les sociétés secrètes. Le discours complotiste des années 1930 n’est donc pas nouveau. La grande nouveauté est sa captation dans un sens antisémite par les nazis qui élèveront l’antisémitisme en grille de lecture du monde. D’ailleurs, les nazis reçurent des Russes blancs, émigrés à Munich, les fameux Protocoles et s’en nourrirent. Cet exemple, mais on pourrait en prendre d’autres, montre que les milieux complotistes sont perméables, entre eux et vers l’extérieur. Les thématiques conspirationnistes ne cessent de s’enrichir d’éléments éparts et/ou extérieurs.
mais tous les complotistes ne sont pas forcément antisémites ou négationnistes.
Contrairement à ce que disent certains, croire à un complot extraterrestre ne fait pas de vous un antisémite ou un négationniste… Il y a dans le milieu des ufologues (c’est-à-dire le milieu de ceux qui croient en la réalité des extraterrestres et de leur action sur Terre) des personnes qui sont persuadés de l’existence de bases extraterrestres sur notre planète, construites avec l’aide des États. Cette littérature apparaît à compter de la seconde moitié des années 1980, et l’antisémitisme et le négationnisme y sont rares. Ces deux sont surtout présents chez des militants d’extrême droite qui se passionnent pour les extraterrestres (par exemple le milicien extrémiste chrétien William Cooper) ou qui utilisent la thématique extraterrestre pour diffuser leurs idées antisémites et négationnistes (comme le fit le négationniste germano-canadien Ernst Zündel).
Il est donc nécessaire de remettre les discours dans l’ordre, de sombrer soi-même dans le complotisme… Il existe ainsi une série télévisée, qui se présente comme une série de documentaires, Alien Theory, très fréquemment conspirationniste (les réalisateurs cherchent à « montrer » l’action des « Anciens Astronautes » dans la constitution des grandes civilisations de l’Antiquité et dans l’Histoire), qui ne sombre jamais dans l’antisémitisme ou le négationnisme. Pour le dire autrement : l’antisémitisme et le négationnisme sont des formes de complotisme, mais tous les complotistes ne sont pas forcément antisémites ou négationnistes.
Avant l’époque bénie d’Internet, on trouvait ces thèses dans des collections éditoriales à succès : « L’aventure mystérieuse » de J’ai Lu ou les « les énigmes de l’univers » de Robert Laffont. Ces collections sont nées de l’intérêt d’une partie de la population de l’époque pour des thématiques irrationalistes : les ovnis, les pouvoirs de l’esprit, les civilisations perdues, la magie, les sociétés secrètes, etc. Le lecteur n’avait qu’à picorer dedans. Seulement, à côté des auteurs mystiques ou des illuminés persuadés d’avoir trouvé l’Atlantide, il y avait aussi des auteurs d’extrême droite qui ont profité du succès éditorial de ces collections pour diffuser leurs idées. Ainsi, on trouvait Jacques de Mahieu et sa thèse raciste de l’origine viking des civilisations précolombienne ; Robert Charroux et ses livres sur le rôle civilisateur des peuples blancs, Marc Dem et son Juifs de l’espace qui fait des juifs une race extraterrestre hostiles aux humains ou le Thulé de Jean Mabire qui fait la promotion de la préservation du sang nordique… Les temps, le goût pour les sciences et l’histoire « alternatives », étaient un terreau plus que favorable à ces spéculations. L’intérêt disparaitra petit à petit dans les années 1980 pour réapparaître en force dans les années 2000 grâce à Internet.
En effet, notre époque, pseudo-critique, sur-informée, l’essor des « réseaux » dit « sociaux », offre un terrain favorable à la propagation des « fake news » et autres « post-vérités ». Pour autant, il faut regarder de près : qu’est-ce que la « post-vérité » ? Ce qui entre dans ce champ sémantique, relève principalement de ce qu’on appelle la propagande et la désinformation. Ces vieilles pratiques sont aggravées par la saturation de l’information, son immédiateté et la quête du scoop journalistique. Il n’y a plus de recul. On est dans une période de propagande 2.0.
Stéphane François