Le rendez-vous a lieu Brasserie Sans Souci, rue Pigalle. C’est là que David Dufresne a établi son QG depuis qu’il prépare un documentaire sur le quartier Pigalle pour Arte. Pour celles et ceux qui ne le connaissent pas, David Dufresne est journaliste d’investigation, il a travaillé à Libé et on retrouve sa signature sur Médiaparte et Arte. Il est également auteur de livres enquête comme New Moon, Maintien de l’ordre, sur la police, Tarnac magasin général, Prison Valley et bien d’autres. Il a commis également des documentaires interactifs, comme Fort McMoney sur l’exploitation de gaz de schiste au Canada, ou Les infiltrés.
David et moi, nous nous sommes rencontrés au milieu des années 80, alors que le Rock Alternatif explosait en France, avec Bondage Records, Les Bérurier Noir, les Thugs, la Mano Negra, etc. A cette époque je m’occupais du fanzine et du label On A Faim ! et lui faisait paraître son fanzine Tant Qu’Il Y Aura Du Rock (ensuite Combo) et lançait son label Stop It Baby. On avait envie de se revoir. N’étant versés dans la nostalgie ni l’un ni l’autre, on a peu évoqué cette période passée même si elle était enthousiasmante et nous a forgée. J’avais plutôt envie de le faire parler de ses derniers écrits.
Jean Pierre Levaray { JPL } : Pourquoi écrire sur cette salle de concert, le New Moon ?
David Dufresne { DD } : Au départ, il y a une demande de mon éditrice, qui voulait lancer une collection sur les lieux disparus. Quand elle m’en a parlé, j’ai tout de suite pensé à ce petit club rock où j’allais quand j’étais jeune. Le projet de collection est finalement tombé à l’eau, mais j’ai décidé de continuer. Je m’étais déjà rendu compte qu’il s’était passé beaucoup de choses au 66 rue Pigalle – ça ne se cantonnait pas à mes souvenirs. En partant de ce lieu, il est possible d’évoquer cent ans de vie parisienne. Des barricades de la Commune jusqu’à aujourd’hui, avec la destruction du quartier. La gentrification totale. Car c’est triste à dire : le quartier est désormais quasiment mort. Certains le désignent sous le nom ‘‘South Pigalle’’, ou ‘‘SoPi’’, c’est vraiment ridicule.
J’avais aussi en tête l’idée de transmission. L’envie de laisser une trace intime de cette période très agitée. Cela a d’autant plus de sens que la captation d’héritage du rock’n’roll, au sens large, est désormais totale. Il y avait trois présidents de la République à l’enterrement de Johnny Hallyday ! Une récupération similaire à celle qui s’opère quand on désigne Matthieu Pigasse sous le terme de ‘‘banquier punk’’. Le genre de choses qui me donne envie de dire ‘‘Stop, arrêtez la mascarade ! Le punk-rock, ce n’était pas ça.’’
Bref, il s’agit d’un sujet qui dépasse largement l’endroit – le New Moon. À l’époque, d’ailleurs, je n’étais pas fan de tous les groupes qui y passaient. Et celui que j’adorais vraiment, Les Thugs, n’y a jamais joué. L’essentiel est ailleurs. Ce qui compte n’est pas seulement la musique, mais ce qu’elle peut faire de toi. Je pense qu’elle peut te forger, te créer une identité. Voilà pourquoi je parle de moi, dans ce livre, cela retrace une quête qui j’espère transcende l’anecdotique.
« Ça veut dire que quelque chose a merdé quelque part. »
{ JPL } : Tu n’es pas que témoin, tu es aussi acteur…
{ DD } : C’est quelque chose que j’ai appris du journalisme, notamment à travers mes recherches sur l’affaire Tarnac. J’ai voulu à un moment expliquer d’où je parlais. Dans le cas du New Moon, par exemple, il y avait un côté collectif. Pour moi, ceux et celles qui baignaient dans le milieu du rock alternatif disaient à la fois ‘‘je’’ et ‘‘nous’’. Pareil pour le combat anti-FN. Il faut rappeler qu’à l’époque ces deux cadres étaient liés, l’anti-facisme était bien présent dans cette scène, et pas seulement avec la chanson des Bérus, La jeunesse emmerde le Front national.
Ce combat, je pense qu’on l’a perdu. La jeunesse vote FN, en tout cas beaucoup plus qu’à cette époque. Ça veut dire que quelque chose a merdé quelque part. Ce livre est donc une forme d’introspection, ni gémissante ni nostalgique. Car l’idée n’était pas non plus de creuser le côté ‘‘c’était mieux avant’’. D’où l’idée de remonter vraiment loin dans le temps, de montrer qu’avant nous il y avait des gens qui avaient franchi cet escalier, avaient dansé sur ce parquet, y avaient fait les cons. C’est dans cet endroit que les Impressionnistes ont révolutionné la peinture, refaisant le monde tous les soirs.
{ JPL } : Pigalle aujourd’hui ne brille plus par son effervescence créatrice…
{ DD } : C’est terminé. Ce qui nous faisait vomir s’est imposé. Place Pigalle, tout a changé. Le Cupidon est devenu le Crédit Lyonnais, Les Natures Monoprix, Le Tonneau McDo… Les marques ont gagné la bataille. Entre la gentrification, l’invasion Airbnb, le tourisme du sexe, il ne reste plus grand-chose de ce qui a été pendant des décennies un lieu de brassages de cultures et d’immigration.
« Et à chaque fois, je suis en quête de la patte humaine : comment chacun se démerde pour mener sa barque. »
{ JPL } : Tu as enquêté sur des sujets très différents, de Tarnac à l’exploitation du gaz de schiste en passant par le New Moon. Qu’est-ce qui les relie ?
{ DD } : Dans mon travail, il y a deux constantes qui se croisent. La première, c’est la ville : Fort Mc Money sur les gaz de schiste, Prison Valley sur les prisons du Colorado, Pigalle avec le New Moon. La seconde : tout ce qui concerne le maintien de l’ordre, les menaces pesant sur les libertés collectives et individuelles, que j’ai notamment traité dans mon livre sur Tarnac ou dans celui sur le maintien de l’ordre.
Dans tous les cas, mon travail se base sur un amour de la rencontre. Je bosse aussi sur des documents, bien sûr, mais je donne beaucoup d’importance aux témoignages humains, ce qui est à la fois facile et complexe. Parce que le pire des salauds peut être extrêmement sympathique. Et à chaque fois, je suis en quête de la patte humaine : comment chacun se démerde pour mener sa barque.
Cette approche n’est pas forcément neutre : j’ai gardé une certaine fidélité envers mes idéaux. Le regard que je porte est lié à ce qui m’a construit, d’où l’importance de Pigalle à mes yeux. Je fais partie de ces gens qui se sont construits en autodidactes, à coups de guitares – qu’il s’agisse de sociologie, de politique ou d’anthropologie.
{ JPL } : Le procès de Tarnac est censé se tenir en mars. Avec le recul, quel est ton regard sur tout cela ?
{ DD } : Cela remonte à neuf ans et demi, désormais, et ce n’est toujours pas fini. Tout ça pour des crochets, dont la SNCF dit qu’en aucun cas ils ne pouvaient faire dérailler un train. Cet acharnement n’est pas seulement ridicule, il est dur à vivre pour les prévenus.
Depuis, il y a eu Charlie, le Bataclan, Nice. Autant de démonstrations que cette affaire n’avait rien à voir avec le terrorisme. Mais seulement avec l’anti-terrorisme. C’est de ce dernier dont il faudrait faire le procès. On peut imaginer que le président de la Chambre correctionnelle fera tout pour que ce ne soit pas le cas, mais c’est aux prévenus et à leurs avocats de mettre l’accent sur ce point. Quelles sont les méthodes de l’anti-terrorisme ? Ses méthodes ? Sa propagande, la préparation des esprits ?
Comme par hasard, depuis un an, la presse française découvre, en reprenant les mêmes expressions, le ‘‘péril de l’ultra-gauche’’. Sans paranoïa, en étudiant les faits, avant Tarnac et les arrestations du 8 novembre, on pouvait lire des articles extrêmement proches de ce qu’on retrouve aujourd’hui. Même Le Canard Enchaîné a marché dans la combine. J’ai pu prouver que c’était une façon de préparer les esprits il y a neuf ans et je me demande dans quelle mesure cette menace présentée n’est pas une façon de préparer les esprits à ce procès.
{ JPL } : Pour moi qui ai suivi d’assez près les procès de la catastrophe d’AZF, c’est la même chose : Total a préparé les esprits avec Valeurs actuelles, l’Express et autres en remettant sur le tapis la pseudo piste de l’attentat terroriste. Pour l’instant ça n’a pas marché…
{ DD } : Ce qui était très clair dans l’affaire de Tarnac c’est l’orchestration au plus haut niveau. J’ai raconté les réunions place Beauvau, avec Alliot-Marie. Bouchitet, patron des RG, Scorcini, de la DCRI, reconnaissent qu’ils étaient obligés d’amener des biscuits à la ministre parce qu’elle en voulait. Ils savaient que l’affaire n’était pas au point. J’aurais trouvé ça aussi dégueulasse si ça avait été des mecs d’extrême droite qui avaient été traités ainsi mais je n’en aurais pas fait un bouquin. Pour moi, le bouquin sur Tarnac c’est un détachement personnel du journalisme. Où on ne dit pas d’où on parle… Ce qui est triste c’est que je pense qu’il y a vingt ans, jamais les Français n’auraient accepté l’état d’urgence, les arrestations préventives avant les manifestations, etc. Contrairement aux années 80, lorsqu’on s’est connus, qui étaient malgré tout des années horribles de fric et de défaitisme absolu, aujourd’hui tu as l’impression que seule la réaction est en marche. Aujourd’hui, il y a zéro débat, où du moins il s’agit d’un débat entre la droite et l’extrême droite. Regarde les médias de gauche, qu’est-ce qu’ils avaient par rapport à ceux de droite ? Ils parlaient et revendiquaient les libertés individuelles et les libertés collectives, pour le reste ils avaient déjà viré leur cuti économiquement et socialement. Ils étaient déjà passé à droite sur ces points. Maintenant, même ça ça a sauté. On est obligé de faire le dos rond en attendant que les beaux jours reviennent.
Propos recueillis par Jean-Pierre Levaray