Macadam massacre à la tronçonneuse
Rencontre avec Roland Cros, connu pour avoir beaucoup photographié Bérurier Noir lors de l’explosion du phénomène « rock alternatif ». Depuis, le reporter-photographe est allé dans d’autres directions : c’est de cet itinéraire et de cette démarche artistique que nous voulions parler avec lui. Chez lui, à Belleville, après un bon repas et devant un thé, la discussion s’engage…
Ce qu’on connaît de toi, c’est le fait de suivre des groupes de musique et de faire des photos, notamment des Bérurier Noir. Comment ça s’est fait, est-ce qu’il y a eu d’autres groupes ? Et dans quel esprit tu as fait ça ?
Vous me connaissez par ça, mais je faisais de la photo bien avant. J’ai commencé quand j’avais 19, 20 ans. Mon parti pris était alors de me plonger dans un univers qui m’était totalement étranger et d’utiliser l’appareil photo comme passeport d’entrée dans ce milieu, pour l’explorer, le comprendre, faire des rencontres. Au tout début, j’ai fait une sorte de voyage dans les coulisses de deux équipes rugby. Moi, le gringalet vaguement intello aux cheveux longs (à l’époque on avait les cheveux longs !), j’ai essayé de traduire en images cet univers de gros bras et de troisièmes mi-temps… J’y suis allé avec l’idée selon laquelle on est tous programmés, je dirai même conditionnés par notre milieu d’origine, notre histoire personnelle, pour vivre certaines choses et pas d’autres, et qu’il est intéressant d’essayer de sortir de ces rails. De rencontrer des gens qui a priori ne sont pas sur notre route. Je suis originaire d’Albi, le rugby c’est important dans ce coin-là. Pendant deux ans, j’ai fait des photos sur ce sujet. Ensuite, dans la même région et pour les mêmes raisons, j’ai fait un reportage sur la corrida. Je me suis totalement immergé dans ce milieu pendant trois ou quatre ans. Puis je suis « monté » à Paris et j’ai fait un travail sur la boxe. Dans toutes ces aventures photographiques, ce qui m’intéressait, c’était de saisir le moment où l’homme ordinaire bascule dans un monde extraordinaire, qui le transcende. Ce moment qui précède l’entrée du boxeur sur le ring ou du torero dans l’arène. Ce passage d’un état à un autre, où l’homme n’est plus tout à fait homme et pas encore demi-dieu. Et puis j’ai eu envie d’explorer le monde de la musique, sachant, bien sûr, que je ne suis absolument pas musicien ! J’ai commencé par aller voir des petits groupes rock amateurs de la région parisienne, j’ai photographié leurs répétitions dans des garages et dans des caves. Et puis un jour j’ai entendu parler des Bérurier Noir. Évidemment, c’était tentant d’aller les photographier et avec eux toute la nébuleuse de groupes qui tournaient autour : Ludwig Von 88, Parabellum, Washington Dead Cats, les Endimanchés, etc.
C’était des groupes que tu découvrais ? Tu n’écoutais pas ça, en fait ?
Non, je ne savais pas qui c’était!
À l’époque, est-ce que tu te doutais que ces groupes allaient encore faire parler d’eux des années plus tard ? Avais-tu le sentiment qu’il se passait quelque chose de particulier ?
Oui, surtout avec les Bérurier Noir. Le premier concert que j’ai photographié, au cours duquel je me suis trouvé propulsé sur scène parmi eux, je me suis dit : « C’est un truc extraordinaire, un truc que je n’ai jamais vu ». J’ai été bouleversé. C’était complètement nouveau, audacieux, inventif, drôle, engagé. C’était pour moi une révélation. D’entrée, ça a été un choc. Tout de suite j’ai été bien accueilli au sein de la troupe, et peu à peu je me suis fondu dans le décor, jusqu’à devenir le témoin quasi invisible de ce qu’ils produisaient.
Après cette période-là, tu as continué à faire de la photo ? On te connaît par la linogravure, comment es-tu passé de l’un à l’autre ?
À chaque étape de mon travail photographique, à partir du moment où j’avais l’impression de refaire des photos déjà faites, je changeais de thème. Aujourd’hui, je ne fais plus du tout de photo. Paradoxalement, au milieu des années 1980, le fait de photographier les groupes de rock alternatifs a contribué pour moi à dépasser la photo, à arrêter d’en faire. En tant que photographe, j’étais dans une situation d’observateur, presque d’ethnologue, et je témoignais de l’aventure artistique des autres. Côtoyer ces groupes, leur liberté créatrice, leurs audaces m’a fait prendre conscience que, finalement, moi aussi j’avais peut-être des choses à dire, que je pouvais être un acteur de ma propre création et pas seulement le témoin de celle des autres. Sans le savoir, ils ont contribué à me libérer et m’ont permis de penser : « Je peux dire moi-même les choses que j’ai envie de dire ». Je me suis alors remis au dessin, mais comme j’avais une tendance à avoir un trait assez appliqué, à être perfectionniste, à soigner les détails, j’ai été tenté la gravure, et particulièrement la linogravure. Travailler à la gouge, ça m’a permis de libérer mon trait, de ne plus coller au modèle, car en gravure on ne maîtrise pas tout. Le trait de la gouge peut te surprendre, te proposer des formes et il pousse à « écrire » différemment… Je vis ce choix comme un chemin de libération du regard, de la main, du trait. Avec en plus un aspect reprographie de la linogravure qui permet, avec une presse, de démultiplier les images. Finalement, en y réfléchissant, c’est un peu comme si je n’avais jamais vraiment arrêté la photo. Mes images sont en noir et blanc, quand je grave je pense en négatif, je fais des tirages… C’est un peu comme si je continuais à en faire, mais sans appareil !
On s’est connu à ce moment là : tu faisais de la linogravure sur des formats assez réduits, avec une presse… Et puis il y a quelque temps, tu t’es à nouveau émancipé de ça e tu es passé à une dimension encore différente, avec un côté plus « happening ». Tu peux nous en parler ?
Je grave à la tronçonneuse. Avec toujours l’ambition de libérer le trait, de m’affranchir de ce que j’ai appris, d’aller toujours plus loin, de tenter des choses, bref d’expérimenter un nouveau « vocabulaire ». J’ai eu envie d’appliquer la technique de gravure « en taille d’épargne » qui consiste à retirer de la matière, à fabriquer en quelque sorte des tampons dont on peut faire des tirages sur papier, mais cette fois à des formats beaucoup plus grands. J’avais aussi l’envie d’être davantage dans l’espace public, d’échapper à l’atelier et aux formats imposés par les fabricants de papiers ou de cadres. Je construis donc de grands panneaux en bois de récupération, je les peins en noir ou bien je les brûle en surface, puis je les scarifie. La tronçonneuse me permet d’aller très vite sur de grandes surfaces. Cette idée d’utiliser la tronçonneuse est venue d’un séjour au Brésil, où j’étais pour réaliser un film, et où j’ai vu des artisans réaliser des ouvrages de construction d’une grande finesse, à la tronçonneuse. Et Laul (dessinateur, clown et choriste de Bérurier Noir, NDLR), m’avait dit à peu près à la même époque qu’il avait vu une fois un type graver un plancher à la tronçonneuse… Tout ça m’a donné envie de tenter la chose.
Tu n’as jamais vécu ou cherché à vivre de tes créations artistiques, aujourd’hui comme hier… Mais aujourd’hui, c’est une activité qui te fais à voyager dans le monde entier… Quelle est l’étape suivante, après tout ça ?
Je me considère comme un amateur, au double sens du dilettante et de celui qui aime. J’essaie avant tout de préserver ma liberté d’écriture. Sinon, oui, j’ai encore plein de projets que je voudrais réaliser à la tronçonneuse. Mais ce qui m’intéresse maintenant, c’est d’imprimer ces gravures-là. J’ai fait une tentative qui a très bien marché et qui donne envie de continuer. Mais ça suppose un rouleau compresseur !… Ca marche très bien et c’est très excitant à faire. Ça permet d’avoir des tirages de très grand format sur papier ou tissu. C’est à la fois très simple, très évident et très impressionnant. Il faut juste un hangar, un rouleau compresseur de 14 tonnes, 2 mètres cubes de sable, des rouleaux de papier de 20 mètres de long, des kilos d’encre… Trois fois rien quoi !… En fait, pour tout dire, je ne sais pas très bien où je vais, et c’est justement ça qui est intéressant : le chemin se trace en marchant, en réalisant des projets toujours nouveaux, avec des défis différents. Au fond, c’est ça qui est stimulant, se découvrir soi-même, non ?… Mais je me dis aussi parfois que la tronçonneuse, c’est quand même bruyant et polluant, et qu’il y a bien un moment où il faudra que j’arrête… En plus c’est carrément dangereux !
Ce que tu dessines, ce que tu graves, au fond, ça parle de quoi ?
C’est plutôt à vous de me le dire ! C’est pas que je veuille esquiver la question, mais c’est vrai que c’est toujours un peu difficile de mettre des mots sur ses propres images.
Il y a beaucoup de mouvement et d’allusions, de références à la mort, et à la vie aussi ! …
C’est que je suis un petit peu angoissé, sans doute non ?… Mais oui, c’est ça… Une interrogation sur la fragilité de l’homme, sur l’injustice, sur la violence. En tout cas je suis très admiratif des expressionnistes allemands de l’entre deux guerres, témoins de la boucherie de 1914-1918, de la misère de l’Allemagne des années 1930 et de la montée du nazisme. Ils ont révolutionné la gravure, et sont d’une audace graphique incroyable, tout en témoignant de leur temps, avec un engagement politique radical. Je ne prétends pas en être l’héritier, mais ça me touche : ce noir et blanc, ces contrastes forts, cet usage de l’encre… Produire des images dans l’urgence qui racontent la détresse, mais avec une grande économie de moyens, c’est peut être ce que je cherche. Souvent mes images sont comme des instants suspendus, dans le mouvement…. C’est peut-être encore la déformation du photographe !
Quand tu vas faire des gravures, un peu partout d’ailleurs (jusqu’en Chine !), c’est toi qui choisis le sujet ?
Oui, complètement. Je fais ce dont j’ai envie et d’ailleurs c’est souvent un grand moment d’angoisse. Quand tu t’attaques à une page blanche de 40 m2 et qu’il va falloir que ça ait une cohérence, que ça dise quelque chose, sans possibilité de revenir en arrière ou d’effacer d’un coup de gomme, faut pas se planter ! Pour autant, je ne prévois pas les choses à l’avance, je décide sur place en fonction du format, du lieu, des rencontres… J’ai quand même un gros carnet de croquis avec moi qui est ma bouée de sauvetage ! Pour le labyrinthe que je viens de graver dans un parc de Limoges par exemple, il y avait presque 500 m2 ! On se sent vite tout petit et bien seul ! Mais en même temps ce sont des moments de grande intensité…
On t’avait vu à Genève et dans le Vercors… Il y a une création artistique, une image. Tout le processus artistique fait partie de l’oeuvre. Pas de mise en scène, tout est naturel, le public suit toute la progression. Comment tu vis, toi, le basculement de cet instant intime, de ce que tu as dans la tête vers ce qui va devenir public ? C’est angoissant ou stimulant ?
La création en public, je trouve ça assez stimulant. Bien que je sois d’un naturel plutôt discret, j’aime bien cette rencontre avec le public. C’est l’occasion de désacraliser complètement l’acte de création et de le rendre accessible, banal, convivial. C’est une façon de dire que l’art n’est pas que dans les musées ou les galeries branchées, que les oeuvres n’ont pas qu’une valeur spéculative pour collectionneurs multi-milliardaires, mais que de petits artistes comme moi sont là, font ça pour vous et vous l’offrent. Finalement, c’est le même esprit que les groupes de rock alternatif des années 1980, qui faisaient des choses eux-mêmes et nous disaient que nous aussi, on pouvait les faire. Oui, le fait que ça se passe dans l’espace public, en direct, en présence des gens va dans ce sens-là. C’est pour le public, avec le public, on peut en discuter dans l’instant. C’est la recherche d’un art à la fois contemporain et populaire, accessible, généreux et j’espère, sincère… / Bibo et Caro