Comment le hip-hop est-il arrivé en France ? Grâce à qui ? Par quels canaux a t-il pu se diffuser ? Quels sont les périodes marquantes de son évolution un peu partout en France ? Quels sont les lieux qui ont compté dans son essor ? Le livre est rempli de détails et de témoignages et l’on sent que l’auteur – Vincent Piolet – connaît bien son sujet. Sans nul doute un des meilleurs livres sortis sur le sujet. Voici un extrait de celui-ci, toujours dispo chez l’éditeur : Le Mot & Le Reste
LE TERRAIN VAGUE : UN BOUT DU BRONX À PARIS
[…]
LES FREE JAMS
Si le terrain vague fut une référence incontestable pour le graff, il manquait une étincelle, celle qui allait faire de ce lieu l’événement fondateur du hip-hop français. Cette étincelle fut obtenue grâce aux free jams organisées par Dee Nasty. Dans les faits, celles-ci ne furent que des ersatz des block parties new-yorkaises, sur une période finalement courte, tous les samedis d’août à novembre 1986, réunissant quelques centaines de personnes. Rien à voir avec les block parties du Bronx organisées pendant plusieurs années par Kool Herc, Grandmaster Flash ou Afrika Bambaataa, DJs au statut de stars, renommés pour leurs sound systems détonnant d’inventivité et d’avant-garde, attirant des milliers de fans. La comparaison n’avait pas de sens et était inutile. L’intérêt des free jams pour le hip-hop français résidait dans le symbole, dans le récit mythique qu’elles engendreraient.
Les free jams furent en effet décisives dans la constitution de l’identité du hip-hop français : elles permirent la rencontre du rap, du graff, du tag, du break et du beatbox en un même lieu et de façon spontanée : il n’y avait pas d’objectif réfléchi, mercantile ou politique derrière, juste des jeunes qui partageaient une passion en dehors de tout cadre institutionnel. De la même façon qu’aux États-Unis les block parties avaient un objectif simple, réunir des voisins d’un même quartier pour partager un moment de fête – une véritable catharsis qui permit de mettre un terme aux affrontements violents des gangs adolescents à la fin des années soixante-dix [1] –, les free jams n’avaient pas d’ambitions réfléchies, seulement réunir des jeunes, s’amuser, discuter des derniers mouvements de break ou d’un import US déniché au marché aux puces de Camden Town à Londres, rencontrer des gars pour qui « Doug E. Fresh » et « beatbox » n’étaient pas des mots ésotériques, juger celui qui avait le plus déchiré telle ligne de métro ou tel dépôt – on parlait donc beaucoup de Sheek –, etc. Ces rencontres furent essentielles pour ces centaines de jeunes qui s’étaient sentis trahis lorsque les grands médias avaient décrété la fin de la mode hip-hop en France en 1984.
Au terrain vague, les free jams allaient redonner une base saine pour faire repartir le hip-hop français, le malentendu du début des années quatre-vingt et du hip-hop de cours de récréation incarné par H.I.P. H.O.P. allait être effacé. Des jeunes avaient décidé de se réapproprier leur dû, leur culture, leur hip-hop. Dee Nasty en fut le chef d’orchestre.
En 1986, Dee Nasty n’avait plus d’émission de radio et galérait pour trouver des boîtes qui voulaient bien le laisser mixer, pourtant sa réputation était bien installée. « Souvent je m’entendais répondre : “On voudrait bien que tu viennes mixer chez nous, t’as un super talent, mais on ne veut pas de ton public” » se souvient-il. Il partit alors à New York pour tenter sa chance à un championnat de DJ, organisé dans le cadre du New Musical Seminar, mais il échoua sur place à s’inscrire. Pour autant, il n’avait pas fait le voyage pour rien. Il en profita pour découvrir les fameuses block parties new-yorkaises et la scène hip-hop bouillonnante. La vitalité extraordinaire et l’optimisme prônés par les membres de la Zulu Nation l’interpellèrent et l’impressionnèrent. Il rencontra Afrika Islam qui l’apprécia et remarqua ses talents de DJ. Il le nomma Zulu King, décision par la suite confirmée par le leader de la Zulu Nation Afrika Bambaataa.
Dee Nasty souhaitait instiller la même dynamique hip-hop à Paris. « De retour en France, je me dis qu’il faudrait organiser quelque chose qui fédère, qui soit dans l’esprit de ce que j’ai vu à New York. Je pense naturellement au terrain vague. Je le connais bien pour y avoir déjà graffé. Si j’y ramène la musique, ce serait parfait, on pour-rait réunir les quatre éléments. Et là c’est parti : je connais un coin à la Plaine Saint-Denis où je peux louer un groupe électrogène pas cher ; je le ramène le matin avec mon scooter, des potes le surveillent le temps que j’aille chercher les platines, les enceintes et les disques chez moi. L’après-midi tout est prêt et je commence à mettre le son. Pour communiquer sur l’événement, je glisse des flyers dans les bacs de vinyles de la FNAC et je demande à Sidney de faire une annonce lors de son émission sur Radio 7. Au début, on est une cinquantaine, puis on monte à une centaine. Tout le monde se connaît, on se serre les coudes. On vient même de Cergy, Évry ou Mantes-La-Jolie pour participer à ces free jams. »
Afin de payer l’essence et la location du groupe électrogène, l’entrée coûtait 2 francs, « entrée » qui consistait à escalader le mur, en prenant appui sur le scooter de Dee Nasty, deux amis tendant leurs bérets Kangol à la descente. Webo donnait un coup de main à la technique. Mis à part quelques samedis trop pluvieux, Dee Nasty anima ses free jams chaque semaine pendant l’été et une bonne partie de l’automne 1986. Comme Ash, Dee Nasty aimait ce cadre similaire aux terrains vagues new-yorkais. Placé dos au mur attenant le boulevard de la Chapelle, les platines sur une planche soutenue par un vieux frigo abandonné, face à un reste de carrelage sur le sol – qui, une fois nettoyé, permettait aux breakers de danser – Dee Nasty constatait le succès de son idée. Le lieu devint le rendez-vous hebdomadaire pour tous les passionnés du Mouvement. Les Paris City Breakers ou les Aktuel Forces s’affrontaient en battles, quelques-uns rappaient comme Destroy Man & Jhony Go, Iron 2, Shooz ou Lionel D. L’acoustique n’était pas terrible, le son avait tendance à se perdre dans ce terrain vide de tout relief, mais les oreilles expertes appréciaient les morceaux pointus comme ceux de The Cold Crew, Captain Rap, Triple & Bass, DJ Cheese ou Point Blank MC’s. La police laissait faire, la situation l’arrangeait même. « Les flics considéraient les free jams d’un bon œil, car l’agitation faisait fuir les toxicos du terrain », se rappelle Dee Nasty. Cette mansuétude ne durerait pas.
Au printemps 1987, dès le retour des beaux jours, alors qu’il revenait pour animer la première free jam de l’année, gonflé à bloc – beaucoup de monde avait répondu présent grâce à ses appels sur Radio Nova qu’il venait d’intégrer –, le tout nouveau commissaire de la rue de Tanger avait d’autres plans : « Les flics sont arrivés en force, avec cars de CRS, ils encerclent le terrain et c’est la panique, tout le monde part comme une volée de moineaux, chacun cherche à se barrer par les murs – certains écrasant au passage mes platines en prenant appui dessus… Dehors, des heurts commencent avec la police, jet de bouteilles, de cannettes, etc. Je me retrouve avec quelques-uns dans le terrain à protéger mon matos, et le commissaire débarque. Il me considère comme l’instigateur des “troubles”. Il m’avertit : “La prochaine fois c’est forte amende et confiscation du matériel.” » La fête était finie. Le terrain redevint vague.
LE MYTHE
Les free jams furent donc relativement brèves dans le temps mais resteront gravées dans les esprits, enracinées dans la culture hip-hop française comme le point de départ. Synonyme d’« authenticité », elles deviendraient tellement mythiques dans les années suivantes que beaucoup, encore aujourd’hui, s’inventent un passé au terrain vague pour faire valoir une quelconque crédibilité vis-à-vis du hip-hop français. Première manifestation sans but lucratif, sans société ni institution derrière – le rejet du système était toujours très fort en 1986-1987 après l’overdose commerciale de la mode du smurf –, la free jam avait constitué dans l’imaginaire des gamins qui s’y retrouvaient l’archétype du B-Boy authentique : il y a ceux qui y étaient, les « vrais », les « précurseurs », et les autres.
Justifier de sa présence au terrain vague, encore plus aux free jams de 1986, plaçait de suite le rappeur, le graffeur ou le danseur au même rang que les pères pèlerins du Mayflower. Le terrain vague aurait pu rester anecdotique s’il n’avait pas réuni une somme de talents en un même lieu, à une même date, pour créer le socle sur lequel le hip-hop français grandirait. On y croisait Dee Nasty et les BBC, mais aussi pêle-mêle Jhony Go & Destroy Man, Lord Salim, les futurs Suprême NTM, les futurs Timide et Sans Complexe ou les futurs Assassin, Aktuel Force, Lucien, JonOne, Lionel D, etc.
Hakim Bey, écrivain anarchiste, a décrit des « zones d’autonomie temporaire » (Temporary Autonomous Zone, TAZ), espaces libérés de toute contrainte, de tout contrôle institutionnel. Le terrain vague s’inscrivait pleinement dans sa théorie philosophique, un espace libre où l’imagination, la passion et la spontanéité guidaient chacun : « Le “rassemblement tribal” des années soixante, le conclave forestier d’écosaboteurs, le Beltane idyllique des néopaïens, les conférences anarchistes, les cercles gays… les fêtes des années vingt à Harlem, les clubs, les banquets, les pique-niques libertaires du bon vieux temps – sont déjà, d’une certaine manière, des “zones libérées”, des TAZs potentielles. Qu’elle soit accessible à quelques amis, comme le dîner, ou à des milliers de célébrants, comme un Bein, la fête est toujours “ouverte” parce qu’elle n’est pas “ordonnée” ; elle peut être planifiée, mais si rien ne se passe, elle échoue. La spontanéité est un élément crucial. […] L’essence de la fête c’est le face-à-face : un groupe d’humains met en commun leurs efforts pour réaliser leurs désirs mutuels – soit pour bien manger, trinquer, danser, converser – tous les arts de la vie, y compris le plaisir érotique ; soit pour créer une œuvre commune, ou rechercher la béatitude même […] l’État ne peut pas la reconnaître parce que l’Histoire n’en a pas de définition. Dès que la TAZ est nommée (représentée, médiatisée), elle doit disparaître, elle va disparaître, laissant derrière elle une coquille vide, pour resurgir ailleurs, à nouveau invisible puisqu’indéfinissable dans les termes du Spectacle. » [2]
DERRIÈRE LE MYTHE
Si le terrain vague fut une légende dans l’histoire du hip-hop français, ce n’était pas un endroit pour les enfants de chœur. Les riva-lités étaient fortes et tournaient souvent à la baston. Les tagueurs TCG, véritables gardiens du temple, ne laissaient pas n’importe qui faire n’importe quoi. Si un graffeur avait le malheur de toyer un graff des BBC, il avait de grande chance de se retrouver dans de sérieux problèmes. Certains battles de danse finissaient mal parfois, comme celle entre Solo – futur Assassin – et Joël – futur Timide et Sans Complexe – qui se termina en pugilat. Sans compter les innombrables « touristes » se croyant au zoo qui repartaient bien malgré eux sans appareil photo, ni argent et autres sapes.
Dans une interview, Solo raconte : « Il y a eu des bastons mémorables oui !! C’était surbouillant frère. Des mecs se faisaient grave-ment dépouiller. Il y avait des trucs sales. Il y avait une équipe de relous composé de Kaze, Rital et d’autres taggers survéners. On marchait beaucoup à la bière à l’époque. Un jour, Lady V était allé seule au terrain. Kaze avait voulu la taper, je crois même qu’il l’avait giflé. C’était vers 1986 ou 1987, à l’époque où Didier Morville (nda : futur Joeystarr) était surnommé “Joey Valstar”… À l’époque, j’habitais rue de la Roquette, donc elle arrive chez moi en pleurs. Je fonce là-bas, ça part en baston et ça se termine au couteau. Kaze essaye de me planter le couteau dans la gorge. J’arrive à lui retirer mais il m’ouvre le menton. Je l’ai acculé jusqu’en haut d’une rampe, au fond du terrain, qui montait car il devait y avoir un ancien parking. Arrivé en haut, j’essaie de le faire tomber dans le vide dans la manière dont les choses se déroulaient, il y avait toujours un moment où ça partait en vrille. » [3] L’animosité et la jalousie étaient, comme partout, présentes, mais ici elles prenaient une tournure violente. Crazy JM, un habitué du terrain vague, se souvient : « Je reviens de New York, je vais au terrain habillé avec toutes les nouvelles sapes à la mode, Kangol sur la tête. Les TCG envoient un gars me provoquer, un petit jeune, pour faire ses preuves. On se castagne et je perds dans la bagarre une chaîne et mon Kangol. Les TCG m’ont pris de haut, pensant qu’il n’y aurait pas de représailles, c’était mal me connaître. Je reviens avec mes deux cousins qui connaissaient des oufs de Montfermeil, des fachés-fachés comme ils s’appelaient eux-mêmes, ils ne rigolaient pas les mecs, ils faisaient partie d’un gang, la Go Malédiction. La veille au soir au Globo, on fait savoir que le lendemain, ça va chauffer. Résultat, le lendemain, nous ne trouvons personne au terrain vague. Queen Candy de la Zulu Nation France jouera un rôle de médiation entre mon crew des IZB (Incredible Zulu B-Boy) et les TCG. Finalement et heureusement, l’embrouille s’arrêta là. » Certainement que les TCG avaient une version complètement différente de l’affaire, éternelles querelles de crews…
Notes
[1] Jeff Chang, Can’t Stop Won’t Stop : Une histoire de la génération hip-hop, op.cit.
[2] Hakim Bey, TAZ, Éditions de l’éclat, 1997
[3] Nobel, « Assassin et son histoire vus par Solo », site downwiththis.fr, 4 mai 2012.